|
Qu'il est glorieux d'ouvrir une nouvelle carrière, et de
paraître tout à coup dans le monde savant, un livre de
découvertes à la main, comme une comète
inattendue étincelle dans l'espace!
Non, je ne tiendrai plus mon livre in petto; le voilà,
messieurs, lisez. J'ai entrepris et exécuté un voyage
de quarante-deux jours autour de ma chambre. Les observations
intéressantes que j'ai faites, et le plaisir continuel que
j'ai éprouvé le long du chemin, me faisaient
désirer de le rendre public; la certitude d'être utile
m'y a décidé. Mon coeur éprouve une satisfaction
inexprimable lorsque je pense au nombre infini de malheureux auxquels
j'offre une ressource assurée contre l'ennui, et un
adoucissement aux maux qu'ils endurent. Le plaisir qu'on trouve
à voyager dans sa chambre est à l'abri de la jalousie
inquiète des hommes; il est indépendant de la
fortune.
Est-il, en effet, d'être assez malheureux, assez
abandonné, pour n'avoir pas un réduit où il
puisse se retirer et se cacher à tout le monde? Voilà
tous les apprêts du voyage.
Je suis sur que tout homme sensé adoptera mon système,
de quelque caractère qu'il puisse être, et quel que soit
son tempérament; qu'il soit avare ou prodigue, riche ou
pauvre, jeune ou vieux, né sous la zone torride ou près
du pôle, il peut voyager comme moi; enfin, dans l'immense
famille des hommes qui fourmillent sur la surface de la terre, il
n'en est pas un seul -- non, pas un seul (j'entends, de ceux qui
habitent des chambres) -- qui puisse, après avoir lu ce livre,
refuser son approbation à la nouvelle manière de
voyager que j'introduis dans le monde.
Je pourrais commencer l'éloge de mon voyage
par dire qu'il ne m'a rien coûté; cet article
mérite attention. Le voilà d'abord prôné,
fêté par les gens d'une fortune médiocre; il est
une autre classe d'hommes auprès de laquelle il est encore
plus sûr d'un heureux succès, par cette même
raison qu'il ne coûte rien. -- Auprès de qui donc? Et
quoi! vous le demandez? C'est auprès des gens riches.
D'ailleurs de quelle ressource cette manière de voyager
n'est-elle pas pour les malades? Ils n'auront point à craindre
l'intempérie de l'air et des saisons. -- Pour les poltrons,
ils seront à l'abri des voleurs; ils ne rencontreront ni
précipices ni fondrières. Des milliers de personnes qui
avant moi n'avaient point osé, d'autres qui n'avaient pu,
d'autres enfin qui n'avaient pas songé à voyager, vont
s'y résoudre à mon exemple. L'être le plus
indolent hésiterait-il à se mettre en route avec moi
pour se procurer un plaisir qui ne lui coûtera ni peine ni
argent? -- Courage donc, partons. -- Suivez-moi, vous tous qu'une
mortification de l'amour, une négligence de l'amitié,
retiennent dans votre appartement, loin de la petitesse et de la
perfidie des hommes. Que tous les malheureux, les malades et les
ennuyés de l'univers me suivent! -- Que tous les paresseux se
lèvent en masse! -- Et vous qui roulez dans votre
esprit des projets sinistres de réforme ou de retraite pour
quelque infidélité; vous qui, dans un boudoir, renoncez
au monde pour la vie; aimables anachorètes d'une
soirée, venez aussi: quittez, croyez-moi, ces noires
idées; vous perdez un instant pour le plaisir sans en gagner
un pour la sagesse: daignez m'accompagner dans mon voyage; nous
marcherons à petites journées, en riant, le long du
chemin, des voyageurs qui ont vu Rome et Paris; -- aucun obstacle ne
pourra nous arrêter; et, nous livrant gaîment à
notre imagination, nous la suivrons partout où il lui plaira
de nous conduire.
Il y a tant de personnes curieuses dans le
monde!
Je suis persuadé qu'on voudrait savoir pourquoi mon voyage
autour de ma chambre a duré quarante-deux jours au lieu de
quarante-trois, ou de tout autre espace de temps; mais comment
l'apprendrai-je au lecteur, puisque je l'ignore moi-même? Tout
ce que je puis assurer, c'est que si l'ouvrage est trop long à
son gré, il n'a pas dépendu de moi de le rendre plus
court: toute vanité de voyageur à part, je me serais
contenté d'un chapitre. J'étais, il est vrai, dans ma
chambre avec tout le plaisir et l'agrément possible; mais,
hélas! je n'étais pas le maître d'en sortir
à ma volonté; je crois même que, sans l'entremise
de certaines personnes puissantes qui s'intéressaient à
moi, et pour lesquelles ma reconnaissance n'est pas éteinte,
j'aurais eu tout le temps de mettre un in folio au jour, tant
les protecteurs qui me faisaient voyager dans ma chambre
étaient disposés en ma faveur?
Et cependant, lecteur raisonnable, voyez combien ces hommes avaient
tort, et saisissez bien, si vous le pouvez, la logique que je vais
vous exposer.
Est-il rien de plus naturel et de plus juste que de se couper la
gorge avec quelqu'un qui vous marche sur le pied par inadvertance, ou
bien qui laisse échapper quelque terme piquant dans un moment
de dépit, dont votre imprudence est la cause, ou bien enfin
qui a le malheur de plaire à votre maîtresse?
On va dans un pré, et là, comme Nicole faisait avec le
Bourgeois Gentilhomme, on essaie de tirer quarte lorsqu'il pare
tierce: et, pour que la vengeance soit sûre et complète,
on lui présente sa poitrine découverte, et on court
risque de se faire tuer par son ennemi pour se venger de lui. -- On
voit que rien n'est plus conséquent, et toutefois on trouve
des gens qui désapprouvent cette louable coutume! Mais ce qui
est aussi conséquent que tout le reste, c'est que ces
mêmes personnes qui la désapprouvent et qui veulent
qu'on la regarde comme une faute grave traiteraient encore plus mal
celui qui refuserait de la commettre. Plus d'un malheureux, pour se
conformer à leur avis, a perdu sa réputation et son
emploi; en sorte que, lorsqu'on a le malheur d'avoir ce qu'on appelle
une affaire, on ne ferait pas mal de tirer au sort pour savoir
si on doit la finir suivant les lois ou suivant l'usage, et, comme
les lois et l'usage sont contradictoires, les juges pourraient aussi
jouer leur sentence aux dés. -- Et probablement aussi c'est
à une décision de ce genre qu'il faut recourir pour
expliquer pourquoi et comment mon voyage a duré quarante-deux
jours juste.
Ma chambre est située sous le
quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures
du père Beccaria; sa direction est du levant au
couchant; elle forme un carré long qui a trente-six pas de
tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en
contiendra cependant davantage; car je la traverserai souvent en long
et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de
méthode. -- Je ferai même des zigzags, et je parcourrai
toutes les lignes possibles en géométrie, si le besoin
l'exige. Je n'aime pas les gens qui sont si fort les maîtres de
leurs pas et de leurs idées, qui disent: «
Aujourd'hui, je ferai trois visites, j'écrirai quatre
lettres, je finirai cet ouvrage que j'ai commencé.»
-- Mon ame est tellement ouverte à toutes sortes
d'idées, de goûts et de sentimens; elle reçoit si
avidement tout ce qui se présente!... -- Et pourquoi
refuserait-elle les jouissances qui sont éparses sur le chemin
difficile de la vie? Elles sont si rares, si clair-semées,
qu'il faudrait être fou pour ne pas s'arrêter, se
détourner même de son chemin, pour cueillir toutes
celles qui sont à notre portée. Il n'en est pas de plus
attrayante, selon moi, que de suivre ses idées à la
piste, comme le chasseur poursuit le gibier, sans affecter de tenir
aucune route. Aussi, lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours
rarement une ligne droite: je vais de ma table vers un tableau qui
est placé dans un coin; de là je pars obliquement pour
aller à la porte; mais, quoique en partant mon intention soit
bien de m'y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne
fais pas de façon, et je m'y arrange tout de suite. -- C'est
un excellent meuble qu'un fauteuil; il est surtout de la
dernière utilité pour tout homme méditatif. Dans
les longues soirées d'hiver, il est quelquefois doux, et
toujours prudent de s'y étendre mollement, loin du fracas des
assemblées nombreuses. -- Un bon feu, des livres, des plumes;
que de ressources contre l'ennui! Et quel plaisir encore d'oublier
ses livres et ses plumes pour tisonner son feu, en se livrant
à quelque douce méditation, ou en arrangeant quelques
rimes pour égayer ses amis! Les heures glissent alors sur
vous, et tombent en silence dans l'éternité, sans vous
faire sentir leur triste passage.
Après mon fauteuil, en marchant vers le
nord, on découvre mon lit, qui est placé au fond de ma
chambre, et qui forme la plus agréable perspective. Il est
situé de la manière la plus heureuse: les premiers
rayons du soleil viennent se jouer dans mes rideaux. -- Je les vois,
dans les beaux jours d'été, s'avancer le long de la
muraille blanche, à mesure que le soleil
s'élève: les ormes qui sont devant ma fenêtre les
divisent de mille manières, et les font balancer sur mon lit,
couleur de rose et blanc, qui répand de tout côté
une teinte charmante par leur réflexion. -- J'entends le
gazouillement confus des hirondelles qui se sont emparées du
toit de la maison, et des autres oiseaux qui habitent les ormes:
alors mille idées riantes occupent mon esprit; et, dans
l'univers entier, personne n'a un réveil aussi
agréable, aussi paisible que le mien.
J'avoue que j'aime à jouir de ces doux instans, et que je
prolonge toujours, autant qu'il est possible, le plaisir que je
trouve à méditer dans la douce chaleur de mon lit. --
Est-il un théâtre qui prête plus à
l'imagination, qui réveille de plus tendres idées, que
le meuble où je m'oublie quelquefois? -- Lecteur modeste, ne
vous effrayez point -- mais ne pourrai-je donc parler du bonheur d'un
amant qui serre pour la première fois, dans ses bras, une
épouse vertueuse? plaisir ineffable, que mon mauvais destin me
condamne à ne jamais goûter! N'est-ce pas dans un lit
qu'une mère, ivre de joie à la naissance d'un fils,
oublie ses douleurs? C'est là que les plaisirs fantastiques,
fruits de l'imagination et de l'espérance, viennent nous
agiter. -- Enfin, c'est dans ce meuble délicieux que nous
oublions, pendant une moitié de la vie, les chagrins de
l'autre moitié. Mais quelle foule de pensées
agréables et tristes se pressent à la fois dans mon
cerveau? Mélange étonnant de situations terribles et
délicieuses!
Un lit nous voit naître et nous voit mourir; c'est le
théâtre variable où le genre humain joue tour
à tour des drames intéressans, des farces risibles et
des tragédies épouvantables. -- C'est un berceau garni
de fleurs; --c'est le trône de l'Amour; -- c'est un
sépulcre.
Ce chapitre n'est absolument que pour les
métaphysiciens. Il va jeter le plus grand jour sur la nature
de l'homme: c'est le prisme avec lequel on pourra analyser et
décomposer les facultés de l'homme, en séparant
la puissance animale des rayons purs de l'intelligence.
Il me serait impossible d'expliquer comment et pourquoi je me
brûlai les doigts aux premiers pas que je fis en
commençant mon voyage, sans expliquer, dans le plus grand
détail, au lecteur, mon système de l'ame et de la
bête. -- Cette découverte métaphysique influe
d'ailleurs tellement sur mes idées et sur mes actions, qu'il
serait très difficile de comprendre ce livre, si je n'en
donnais la clef au commencement.
Je me suis aperçu, par diverses observations, que l'homme est
composé d'une ame et d'une bête. -- Ces deux êtres
sont absolument distincts, mais tellement emboîtés l'un
dans l'autre, ou l'un sur l'autre, qu'il faut que l'ame ait une
certaine supériorité sur la bête pour être
en état de faire la distinction.
Je tiens d'un vieux professeur (c'est du plus loin qu'il me
souvienne) que Platon appelait la matière l'autre.
C'est fort bien; mais j'aimerais mieux donner ce nom par excellence
à la bête qui est jointe à notre ame. C'est
réellement cette substance qui est l'autre, et qui nous
lutine d'une manière si étrange. On s'aperçoit
bien en gros que l'homme est double; mais c'est, dit-on, parce qu'il
est composé d'une ame et d'un corps; et l'on accuse ce corps
de je ne sais combien de choses, mais bien mal à propos
assurément, puisqu'il est aussi incapable de sentir que de
penser. C'est à la bête qu'il faut s'en prendre,
à cet être sensible, parfaitement distinct de l'ame,
véritable individu qui a son existence
séparée, ses goûts, ses inclinations, sa
volonté, et qui n'est au-dessus des autres animaux que parce
qu'il est mieux élevé et pourvu d'organes plus
parfaits.
Messieurs et mesdames, soyez fiers de votre intelligence tant qu'il
vous plaira; mais défiez-vous beaucoup de l'autre,
surtout quand vous êtes ensemble!
J'ai fait je ne sais combien d'expériences sur l'union de ces
deux créatures hétérogènes. Par exemple,
j'ai reconnu clairement que l'ame peut se faire obéir par la
bête, et que, par un fâcheux retour, celle-ci oblige
très souvent l'ame d'agir contre son gré. Dans les
règles, l'une a le pouvoir législatif, et l'autre le
pouvoir exécutif; mais ces deux pouvoirs se contrarient
souvent. -- Le grand art d'un homme de génie est de savoir
bien élever sa bête, afin qu'elle puisse aller seule,
tandis que l'ame, délivrée de cette pénible
accointance, peut s'élever jusqu'au ciel.
Mais il faut éclaircir ceci par un exemple.
Lorsque vous lisez un livre, monsieur, et qu'une idée plus
agréable entre tout à coup dans votre imagination,
votre ame s'y attache tout de suite et oublie le livre, tandis que
vos yeux suivent machinalement les mots et les lignes; vous achevez
la page sans la comprendre et sans vous souvenir de ce que vous avez
lu. -- Cela vient de ce que votre ame, ayant ordonné à
sa compagne de lui faire la lecture, ne l'a point avertie de la
petite absence qu'elle allait faire; en sorte que l' autre
continuait la lecture que votre ame n'écoutait plus.
Cela ne vous paraît-il pas clair? Voici un
autre exemple.
Un jour de l'été passé, je m'acheminai pour
aller à la cour. J'avais peint toute la matinée, et mon
ame, se plaisant à méditer sur la peinture laissa le
soin à la bête de me transporter au palais du roi.
Que la peinture est un art sublime! pensait mon ame; heureux celui
que le spectacle de la nature a touché, qui n'est pas
obligé de faire des tableaux pour vivre, qui ne peint pas
uniquement par passe-temps, mais qui, frappé de la
majesté d'une belle physionomie, et des jeux admirables de la
lumière qui se fond en mille teintes sur le visage humain,
tâche d'approcher dans ses ouvrages des effets sublimes de la
nature! Heureux encore le peintre que l'amour du paysage
entraîne dans des promenades solitaires, qui sait exprimer sur
la toile le sentiment de tristesse que lui inspire un bois sombre ou
une campagne déserte! Ses productions imitent et reproduisent
la nature; il crée des mers nouvelles et de noires cavernes
inconnues au soleil: à son ordre, de verts bocages sortent du
néant, l'azur du ciel se réfléchit dans ses
tableaux; il connaît l'art de troubler les airs et de faire
mugir les tempêtes. D'autres fois il offre à l'oeil du
spectateur enchanté les campagnes délicieuses de
l'antique Sicile: on voit des nymphes éperdues fuyant,
à travers les roseaux, la poursuite d'un satyre; des temples
d'une architecture majestueuse élèvent leur front
superbe par- dessus la forêt sacrée qui les entoure:
l'imagination se perd dans les routes silencieuses de ce pays
idéal; les lointains bleuâtres se confondent avec le
ciel, et le paysage entier, se répétant dans les eaux
d'un fleuve tranquille, forme un spectacle qu'aucune langue ne peut
décrire. -- Pendant que mon ame faisait ces réflexions,
l' autre allait son train, et Dieu sait où elle allait!
-- Au lieu de se rendre à la cour, comme elle en avait
reçu l'ordre, elle dériva tellement sur la gauche,
qu'au moment où mon ame la rattrapa, elle était
à la porte de madame de Hautcastel, à un
demi-mille du palais royal.
Je laisse à penser au lecteur ce qui serait arrivé si
elle était entrée toute seule chez une aussi belle
dame.
S'il est utile et agréable d'avoir une ame
dégagée de la matière, au point de la faire
voyager toute seule lorsqu'on le juge à propos, cette
faculté a aussi ses inconvéniens. C'est à elle,
par exemple, que je dois la brûlure dont j'ai parlé dans
les chapitres précédens. -- Je donne ordinairement
à ma bête le soin des apprêts de mon
déjeuner; c'est elle qui fait griller mon pain et le coupe en
tranches. Elle fait à merveille le café, et le prend
même très-souvent sans que mon ame s'en mêle,
à moins que celle-ci ne s'amuse a la voir travailler; mais
cela est rare et très-difficile à exécuter: car
il est aisé, lorsqu'on fait quelque opération
mécanique, de penser à tout autre chose; mais il est
extrêmement difficile de se regarder agir, pour ainsi dire; --
ou pour m'expliquer suivant mon système, d'employer son ame
à examiner la marche de sa bête, et de la voir
travailler sans y prendre part. -- Voilà le plus
étonnant tour de force métaphysique que l'homme puisse
exécuter.
J'avais couché mes pincettes sur la braise pour faire griller
mon pain; et, quelque temps après, tandis que mon âme
voyageait, voilà qu'une souche enflammée roule sur le
foyer: -- ma pauvre bête porta la main aux pincettes, et je me
brûlai les doigts.
J'espère avoir suffisamment
développé mes idées dans les chapitres
précédens, pour donner à penser au lecteur, et
pour le mettre à même de faire des découvertes
dans cette brillante carrière: il ne pourra qu'être
satisfait de lui, s'il parvient un jour à savoir faire voyager
son ame toute seule; les plaisirs que cette faculté lui
procurera balanceront du reste les quiproquo qui pourront en
résulter. Est-il une jouissance plus flatteuse que celle
d'étendre ainsi son existence, d'occuper à la fois la
terre et les cieux, et de doubler, pour ainsi dire, son être?
-- Le désir éternel et jamais satisfait de l'homme
n'est-il pas d'augmenter sa puissance et ses facultés, de
vouloir être où il n'est pas, de rappeler le
passé et de vivre dans l'avenir? -- Il veut commander les
armées, présider aux académies; il veut
être adoré des belles; et, s'il possède tout
cela, il regrette alors les champs et la tranquillité, et
porte envie à la cabane des bergers: ses projets, ses
espérances échouent sans cesse contre les malheurs
réels attachés à la nature humaine; il ne
saurait trouver le bonheur. Un quart d'heure de voyage avec moi lui
en montrera le chemin.
Eh! que ne laisse-t-il à l' autre ces misérables
soins, cette ambition qui le tourmente? -- Viens, pauvre malheureux!
fais un effort pour rompre ta prison, et du haut du ciel où je
vais te conduire du milieu des orbes célestes et de
l'empyrée, -- regarde ta bête, lancée dans le
monde, courir toute seule la carrière de la fortune et des
honneurs; vois avec quelle gravité elle marche parmi les
hommes: la foule s'écarte avec respect, et, crois-moi,
personne ne s'apercevra qu'elle est toute seule; c'est le moindre
souci de la cohue au milieu de laquelle elle se promène, de
savoir si elle a une ame ou non, si elle pense ou non. -- Mille
femmes sentimentales l'aimeront à la fureur sans s'en
apercevoir; elle peut même s'élever, sans le secours de
ton ame, à la plus haute faveur et à la plus grande
fortune. -- Enfin, je ne m'étonnerais nullement si, de notre
retour de l'empyrée, ton ame, en rentrant chez elle, se
trouvait dans la bête d'un grand seigneur.
Qu'on n'aille pas croire qu'au lieu de tenir ma
parole, en donnant la description de mon voyage autour de ma chambre,
je bats la campagne pour me tirer d'affaire: on se tromperait fort,
car mon voyage continue réellement, et pendant que mon ame, se
repliant sur elle même, parcourait, dans le chapitre
précédent, les détours tortueux de la
métaphysique, -- j'étais dans mon fauteuil sur lequel,
je m'étais renversé, de manière que ses deux
pieds antérieurs étaient élevés à
deux pouces de terre; et, tout en me balançant à droite
et à gauche, et gagnant du terrain, j'étais
insensiblement parvenu tout près de la muraille. -- C'est la
manière dont je voyage lorsque je ne suis pas pressé.
-- Là, ma main s'était emparée machinalement du
portrait de madame de Hautcastel, et l'autre s'amusait
à ôter la poussière qui le couvrait. -- Cette
occupation lui donnait un plaisir tranquille, et ce plaisir se
faisait sentir à mon ame, quoiqu'elle fût perdue dans
les vastes plaines du ciel: car il est bon d'observer que, lorsque
l'esprit voyage ainsi dans l'espace, il tient toujours aux sens par
je ne sais quel lien secret; en sorte que, sans se déranger de
ses occupations, il peut prendre part aux jouissances paisibles de l'
autre; mais, si ce plaisir augmente à un certain point,
ou si elle est frappée par quelque spectacle inattendu, l'ame
aussitôt reprend sa place avec la vitesse de
l'éclair.
C'est ce qui m'arriva tandis que je nettoyais le portrait.
A mesure que le linge enlevait la poussière et faisait
paraître des boucles de cheveux blonds, et la guirlande de
roses dont ils sont couronnés, mon ame, depuis le soleil
où elle s'était transportée, sentit un
léger frémissement de plaisir, et partagea
sympathiquement la jouissance de mon coeur. Cette jouissance devint
moins confuse et plus vive lorsque le linge, d'un seul coup,
découvrit le front éclatant de cette charmante
physionomie; mon ame fut sur le point de quitter les cieux pour jouir
du spectacle. Mais se fût-elle trouvée dans les Champs-
Élisées, eût-elle assisté à un
concert de chérubins, elle n'y serait pas demeurée une
demi-seconde, lorsque sa compagne, prenant toujours plus
d'intérêt à son ouvrage, s'avisa de saisir une
éponge mouillée qu'on lui présentait, et de la
passer tout à coup sur les sourcils et les yeux --, sur le
nez, -- sur les joues, -- sur cette bouche; -- Ah Dieu! le coeur me
bat: -- sur le menton, sur le sein: ce fut l'affaire d'un moment;
toute la figure parut renaître et sortir du néant. --
Mon ame se précipita du ciel comme une étoile tombante:
elle trouva l' autre dans une extase ravissante, et parvint
à l'augmenter en la partageant. Cette situation
singulière et imprévue fit disparaître le temps
et l'espace pour moi. -- J'existai pour un instant dans le
passé, et je rajeunis contre l'ordre de la nature. -- Oui, la
voilà, cette femme adorée, c'est elle-même: je la
vois qui sourit; elle va parler pour dire qu'elle m'aime. -- Quel
regard! viens que je te serre contre mon coeur, ame de ma vie, ma
seconde existence! -- viens partager mon ivresse et mon bonheur! --
Ce moment fut court, mais il fut ravissant: la froide raison reprit
bientôt son empire, et, dans l'espace d'un clin-d'oeil je
vieillis d'une année entière; -- mon coeur devint
froid, glacé, et je me trouvai de niveau avec la foule des
indifférens qui pèsent sur le globe.
Il ne faut pas anticiper sur les
évènemens: l'empressement de communiquer au lecteur mon
système de l'ame et de la bête m'a fait abandonner la
description de mon lit plus tôt que je ne devais; lorsque je
l'aurai terminée, je reprendrai mon voyage à l'endroit
où je l'ai interrompu dans le chapitre
précédent. -- Je vous prie seulement de vous
ressouvenir que nous avons laissé la moitié de
moi-même tenant le portrait de madame de Hautcastel
tout près de la muraille, à quatre pas de mon bureau.
J'avais oublié, en parlant de mon lit, de conseiller à
tout homme qui le pourra d'avoir un lit couleur de rose et blanc: il
est certain que les couleurs influent sur nous au point de nous
égayer ou de nous attrister suivant leurs nuances. -- Le rose
et le blanc sont deux couleurs consacrées au plaisir et
à la félicité. -- La nature, en les donnant
à la rose, lui a donné la couronne de l'empire de
Flore; -- et, lorsque le ciel veut annoncer une belle journée
au monde, il colore les nues de cette teinte charmante au lever du
soleil.
Un jour nous montions avec peine le long d'un sentier rapide:
l'aimable Rosalie était en avant; son agilité lui
donnait des ailes: nous ne pouvions la suivre. -- Tout à coup,
arrivée au sommet d'un tertre, elle se tourna vers nous pour
reprendre haleine, et sourit à notre lenteur. -- Jamais
peut-être les deux couleurs dont je fais l'éloge
n'avaient ainsi triomphé. -- Ses joues enflammées, ses
lèvres de corail, des dents brillantes, son cou
d'albâtre sur un fond de verdure, frappèrent tous les
regards. Il fallut nous arrêter pour la contempler: je ne dis
rien de ses yeux bleus, ni du regard qu'elle jeta sur nous, parce que
je sortirais de mon sujet, et que d'ailleurs je n'y pense jamais que
le moins qu'il m'est possible. Il me suffit d'avoir donné le
plus bel exemple imaginable de la supériorité de ces
deux couleurs sur toutes les autres, et de leur influence sur le
bonheur des hommes.
Je n'irai pas plus avant aujourd'hui. Quel sujet pourrais-je traiter
qui ne fût insipide? Quelle idée n'est pas
effacée par cette idée? -- Je ne sais même quand
je pourrai me remettre à l'ouvrage. -- Si je le continue, et
que le lecteur désire en voir la fin, qu'il s'adresse à
l'ange distributeur des pensées, et qu'il le prie de ne plus
mêler l'image de ce tertre parmi la foule des pensées
décousues qu'il me jette à tout instant.
Sans cette précaution c'en est fait de mon voyage.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . le tertre . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les efforts sont vains; il faut remettre la partie
et séjourner ici malgré moi: c'est une étape
militaire.
J'ai dit que j'aimais singulièrement
à méditer dans la douce chaleur de mon lit, et que sa
couleur agréable contribue beaucoup au plaisir que j'y
trouve.
Pour me procurer ce plaisir, mon domestique a reçu l'ordre
d'entrer dans ma chambre une demi-heure avant celle où j'ai
résolu de me lever. Je l'entends marcher
légèrement et tripoter dans ma chambre avec
discrétion; et ce bruit me donne l'agrément de me
sentir sommeiller; plaisir délicat et inconnu de bien des
gens.
On est assez éveillé pour s'apercevoir qu'on ne l'est
pas tout-à-fait et pour calculer confusément que
l'heure des affaires et des ennuis est encore dans le sablier du
temps. Insensiblement mon homme devient plus bruyant; il est si
difficile de se contraindre, d'ailleurs il sait que l'heure fatale
s'approche. -- Il regarde à ma montre, et fait sonner les
breloques pour m'avertir; mais je fais la sourde oreille; et, pour
allonger encore cette heure charmante, il n'est sorte de chicane que
je ne fasse à ce pauvre malheureux. J'ai cent ordres
préliminaires à lui donner pour gagner du temps. Il
sait fort bien que ces ordres, que je lui donne d'assez mauvaise
humeur, ne sont que des prétextes pour rester au lit sans
paraître le désirer. Il ne fait pas semblant de s'en
apercevoir, et je lui en suis vraiment reconnaissant.
Enfin, lorsque j'ai épuisé toutes mes ressources, il
s'avance au milieu de ma chambre, et se plante là, les bras
croisés, dans la plus parfaite immobilité.
On m'avouera qu'il n'est pas possible de désapprouver ma
pensée avec plus d'esprit et de discrétion: aussi je ne
résiste jamais à cette invitation tacite;
j'étends les bras pour lui témoigner que j'ai compris,
et me voilà assis.
Si le lecteur réfléchit sur la conduite de mon
domestique, il pourra se convaincre que, dans certaines affaires
délicates, du genre de celle ci, la simplicité et le
bon sens valent infiniment mieux que l'esprit le plus adroit. J'ose
assurer que le discours le plus étudié sur les
inconvéniens de la paresse ne me déciderait pas
à sortir aussi promptement de mon lit que le reproche muet de
M. Joannetti.
C'est un parfait honnête homme que M. Joannetti, et en
même temps celui de tous les hommes qui convenait le plus
à un voyageur comme moi. Il est accoutumé aux
fréquens voyages de mon ame, et ne rit jamais des
inconséquences de l' autre; il la dirige même
quelquefois lorsqu'elle est seule; en sorte qu'on pourrait dire alors
qu'elle est conduite par deux ames. Lorsqu'elle s'habille, par
exemple, il m'avertit par un signe qu'elle est sur le point de mettre
ses bas à l'envers, ou son habit avant sa veste. -- Mon ame
s'est souvent amusée à voir le pauvre Joannetti,
courir après la folle sous les berceaux de la citadelle, pour
l'avertir qu'elle avait oublié son chapeau; --une autre fois
son mouchoir.
Un jour (l'avouerai-je?) sans ce fidèle domestique qui la
rattrapa au bas de l'escalier, l'étourdie s'acheminait vers la
cour sans épée, aussi hardiment que le
grand-maître des cérémonies portant l'auguste
baguette.
«Tiens, Joannetti, lui dis-je,
raccroche ce portrait.» -- Il m'avait aidé à le
nettoyer, et ne se doutait non plus de tout ce qui a produit le
chapitre du portrait que de ce qui se passe dans la lune.
C'était lui qui, de son propre mouvement m'avait
présenté l'éponge mouillée, et qui, par
cette démarche, en apparence indifférente, avait fait
parcourir à mon ame cent millions de lieues en un instant. Au
lieu de le remettre à sa place, il le tenait pour l'essuyer
à son tour. -- Une difficulté, un problème
à résoudre, lui donnait un air de curiosité que
je remarquai. -- «Voyons, lui dis-je, que trouves-tu à
redire dans ce portrait? --Oh! rien, monsieur. -- Mais encore?»
Il le posa debout sur une des tablettes de mon bureau; puis
s'éloignant de quelques pas: «Je voudrais, dit-il, que
monsieur m'expliquât pourquoi ce portrait me regarde toujours,
quel que soit l'endroit de la chambre où je me trouve. Le
matin, lorsque je fais le lit, sa figure se tourne vers moi, et, si
je vais à la fenêtre, elle me regarde encore et me suit
des yeux en chemin. -- En sorte, Joannetti, lui dis-je, que,
si la chambre était pleine de monde, cette belle dame
lorgnerait de tout côté et tout le monde à la
fois? -- Oh! oui, monsieur. -- Elle sourirait aux allans et aux
venans tout comme à moi?» -- Joannetti ne
répondit rien. -- Je m'étendis dans mon fauteuil, et,
baissant la tête, je me livrai aux méditations les plus
sérieuses. -- Quel trait de lumière! Pauvre amant!
tandis que tu te morfonds loin de ta maîtresse, auprès
de laquelle tu es peut-être déjà remplacé;
tandis que tu fixes avidemment tes yeux sur son portrait et que tu
t'imagines (au moins en peinture) être le seul regardé,
la perfide effigie, aussi infidèle que l'original, porte ses
regards sur tout ce qui l'entoure, et sourit à tout le
monde.
Voilà une ressemblance morale entre certains portraits et
leurs modèles, qu'aucun philosophe, aucun peintre, aucun
observateur n'avait encore aperçue.
Je marche de découvertes en découvertes.
Joannetti était toujours dans la même
attitude en attendant l'explication qu'il m'avait demandée. Je
sortis la tête des plis de mon habit de voyage,
où je l'avais enfoncée pour méditer à mon
aise et pour me remettre des tristes réflexions que je venais
de faire. -- «Ne vois-tu pas, Joannetti, lui dis-je,
après un moment de silence, et tournant mon fauteuil de son
côté, ne vois-tu pas qu'un tableau étant une
surface plane, les rayons de lumière qui partent de chaque
point de cette surface...?» Joannetti, à cette
explication, ouvrit tellement les yeux, qu'il en laissait voir la
prunelle tout entière; il avait en outre la bouche
entr'ouverte: ces deux mouvemens dans la figure humaine annoncent,
selon le fameux Le Brun, la dernière période de
l'étonnement. C'était ma bête, sans doute, qui
avait entrepris une semblable dissertation; mon ame savait de reste
que Joannetti ignore complètement ce que c'est qu'une
surface plane, et encore plus ce que sont des rayons de
lumière: la prodigieuse dilatation de ses paupières
m'ayant fait rentrer en moi- même, je me remis la tête
dans le collet de mon habit de voyage, et je l'y enfonçai
tellement, que je parvins à la cacher presque tout
entière.
Je résolus de diner en cet endroit: la matinée
était fort avancée, un pas de plus dans ma chambre
aurait porté mon dîner à la nuit. Je me glissai
jusqu'au bord de mon fauteuil, et, mettant les deux pieds sur la
cheminée, j'attendis patiemment le repas. C'est une attitude
délicieuse que celle-là: il serait, je crois, bien
difficile d'en trouver une autre qui réunit autant
d'avantages, et qui fût aussi commode pour les séjours
inévitables dans un long voyage.
Rosine, ma chienne fidèle, ne manque jamais de venir
alors tirailler les basques de mon habit de voyage, pour que je la
prenne sur moi; elle y trouve un lit tout arrangé et fort
commode, au sommet de l'angle que forment les deux parties de mon
corps: un V consonne représente à merveille ma
situation. Rosine, s'élance sur moi, si je ne la prends
pas assez tôt à son gré. Je la trouve souvent
là sans savoir comment elle y est venue. Mes mains s'arrangent
d'elles-mêmes de la manière la plus favorable à
son bien-être, soit qu'il y ait une sympathie entre cette
aimable bête et la mienne, soit que le hasard seul en
décide; -- mais je ne crois point au hasard, à ce
triste système, -- à ce mot qui ne signifie rien. -- Je
croirais plutôt au magnétisme; -- je croirais
plutôt au martinisme. Non, je n'y croirai jamais.
Il y a une telle réalité dans les rapports qui existent
entre ces deux animaux, que, lorsque je mets les deux pieds sur la
cheminée, par pure distraction; lorsque l'heure du dîner
est encore éloignée, et que je ne pense nullement
à prendre l' étape, toutefois Rosine,
présente à ce mouvement, trahit le plaisir qu'elle
éprouve en remuant légèrement la queue; la
discrétion la retient à sa place, et l' autre,
qui s'en aperçoit, lui en sait gré: quoique incapables
de raisonner sur la cause qui le produit, il s'établit ainsi
entre elles un dialogue muet, un rapport de sensation
très-agréable, et qui ne saurait absolument être
attribué au hasard.
Qu'on ne me reproche pas d'être prolixe dans
les détails, c'est la manière des voyageurs. Lorsqu'on
part pour monter sur le Mont-Blanc, lorsqu'on va visiter la large
ouverture du tombeau d' Empédocle, on ne manque jamais
de décrire exactement les moindres circonstances, le nombre
des personnes, celui des mulets, la qualité des provisions,
l'excellent appétit des voyageurs, tout enfin, jusqu'aux faux
pas des montures, est soigneusement enregistré dans le
journal, pour l'instruction de l'univers sédentaire. Sur ce
principe, j'ai résolu de parler de ma chère
Rosine, aimable animal que j'aime d'une véritable
affection, et de lui consacrer un chapitre tout entier.
Depuis six ans que nous vivons ensemble, il n'y a pas eu le moindre
refroidissement entre nous; ou, s'il s'est élevé entre
elle et moi quelques petites altercations, j'avoue de bonne foi que
le plus grand tort a toujours été de mon
côté, et que Rosine a toujours fait les premiers
pas vers la réconciliation.
Le soir, lorsqu'elle a été grondée, elle se
retire tristement et sans murmurer: le lendemain, à la pointe
du jour, elle est auprès de mon lit, dans une attitude
respecteuse, et, au moindre mouvement de son maître, au moindre
signe de réveil, elle annonce sa présence par les
battemens précipités de sa queue sur ma table de
nuit.
Et pourquoi refuserais-je mon affection à cet être
caressant qui n'a jamais cessé de m'aimer depuis
l'époque où nous avons commencé de vivre
ensemble? Ma mémoire ne suffirait pas à faire
l'énumération, des personnes qui se sont
intéressées à moi et qui m'ont oublié.
J'ai eu quelques amis, plusieurs maîtresses, une foule de
liaisons, encore plus de connaissances; -- et maintenant je ne suis
plus rien pour tout ce monde, qui a oublié jusqu'à mon
nom.
Que de protestations, que d'offres de services! Je pouvais compter
sur leur fortune, sur une amitié éternelle et sans
réserve!
Ma chère Rosine, qui ne m'a point offert de services,
me rend le plus grand service qu'on puisse rendre à
l'humanité: elle m'aimait jadis, et m'aime encore aujourd'hui.
Aussi, je ne crains point de le dire, je l'aime avec une portion du
même sentiment que j'accorde à mes amis.
Qu'on en dise ce qu'on voudra.
Nous avons laissé Joannetti dans
l'attitude de l'étonnement, immobile devant moi, attendant la
fin de la sublime explication que j'avais commencée.
Lorsqu'il me vit enfoncer tout à coup la tête dans ma
robe de chambre, et finir ainsi mon explication, il ne douta pas un
instant que je ne fusse resté court faute de bonnes raisons,
et de m'avoir, par conséquent, terrassé par la
difficulté qu'il m'avait proposée.
Malgré la supériorité qu'il en acquérait
sur moi, il ne sentit pas le moindre mouvement d'orgueil, et ne
chercha point à profiter de son avantage. -- Après un
petit moment de silence, il prit le portrait, le remit à sa
place, et se retira légèrement sur la pointe du pied.
-- Il sentait bien que sa présence était une
espèce d'humiliation pour moi, et sa délicatesse lui
suggéra de se retirer sans m'en laisser apercevoir. -- Sa
conduite, dans cette occasion, m'intéressa vivement, et le
plaça toujours plus avant dans mon coeur. Il aura, sans doute,
une place dans celui du lecteur; et, s'il en est quelqu'un assez
insensible pour la lui refuser après avoir lu le chapitre
suivant, le ciel lui a, sans doute, donné un coeur de
marbre.
«Morbleu! lui dis-je un jour, c'est pour la
troisième fois que je vous ordonne de m'acheter une brosse.
Quelle tête! quel animal!» -- Il ne répondit pas un
mot: il n'avait rien répondu la veille à une pareille
incartade. « Il est si exact!» disais-je; je n'y
concevais rien. -- « Allez chercher un linge pour nettoyer mes
souliers» lui dis-je en colère. Pendant qu'il allait, je
me repentais de l'avoir ainsi brusqué. -- Mon courroux passa
tout-à-fait lorsque je vis le soin avec lequel il
tâchait d'ôter la poussière de mes souliers, sans
toucher à mes bas. J'appuyai ma main sur lui en signe de
réconciliation. -- «Quoi! dis-je alors en moi-même,
il y a donc des hommes qui décrotent les souliers des autres
pour de l'argent?» Ce mot d' argent fut un trait de
lumière qui vint m'éclairer. Je me ressouvins tout
à coup qu'il y avait longtemps que je n'en avais point
donné à mon domestique. -- « Joannetti, lui
dis-je en retirant mon pied, avez-vous de l'argent?» Un
demi-sourire de justification parut sur ses lèvres, à
cette demande. -- «Non, monsieur, il y a huit jours que je n'ai
pas un sou; j'ai dépensé tout ce qui m'appartenait pour
vos petites emplettes. -- Et la brosse? C'est, sans doute, pour
cela?...» -- Il sourit encore. -- Il aurait pu dire à son
maître: «Non, je ne suis point une tête vide, un
animal, comme vous avez eu la cruauté de le dire
à votre fidèle serviteur. Payez-moi 23 livres 10 sous 4
deniers que vous me devez, et je vous achèterai votre
brosse.» -- Il se laissa maltraiter injustement plutôt que
d'exposer son maître à rougir de sa colère.
Que le ciel le bénisse! Philosophes! chrétiens!
avez-vous lu?
«Tiens, Joannetti, lui dis-je, tiens, cours acheter la
brosse. -- Mais, monsieur, voulez-vous rester ainsi avec un soulier
blanc et l'autre noir?» -- Va, te dis-je, acheter la brosse;
laisse, laisse cette poussière sur mon soulier.» -- Il
sortit; je pris le linge, et je nettoyai délicieusement mon
soulier gauche, sur lequel je laissai tomber une larme de
repentir.
Les murs de ma chambre sont garnis d'estampes et
de tableaux qui l'embellissent singulièrement. Je voudrais de
tout mon coeur les faire examiner au lecteur les uns après les
autres, pour l'amuser et le distraire le long du chemin que nous
devons encore parcourir pour arriver à mon bureau; mais il est
aussi impossible d'expliquer clairement un tableau que de faire un
portrait ressemblant d'après une description.
Quelle émotion n'éprouverait-il pas, par exemple, en
contemplant la première estampe qui se présente aux
regards! -- Il y verrait la malheureuse Charlotte, essuyant
lentement, et d'une main tremblante, les pistolets d' Albert.
-- De noirs pressentimens et toutes les angoisses de l'amour sans
espoir et sans consolation sont empreints sur sa physionomie; tandis
que le froid Albert, entouré de sacs de procès
et de vieux papiers de toute espèce, se tourne froidement pour
souhaiter un bon voyage à son ami. Combien de fois n'ai je pas
été tenté de briser la glace qui couvre cette
estampe, pour arracher cet Albert de sa table, pour le mettre
en pièces, le fouler aux pieds! Mais il restera toujours trop
d' Alberts en ce monde. Quel est l'homme sensible qui n'a pas
le sien, avec lequel il est obligé de vivre et contre lequel
les épanchemens de l'ame, les douces émotions du coeur
et les élans de l'imagination, vont se briser comme les flots
sur les rochers? -- Heureux celui qui trouve un ami dont le coeur et
l'esprit lui conviennent, un ami qui s'unisse à lui par une
conformité de goûts, de sentimens et de connaissances;
un ami que ne soit pas tourmenté par l'ambition ou
l'intérêt; -- qui préfère l'ombre d'un
arbre à la pompe d'une cour! -- Heureux celui qui
possède un ami!
J'en avais un: la mort me l'a ôté;
elle l'a saisi au commencement de sa carrière, au moment
où son amitié était devenue un besoin pressant
pour mon coeur. -- Nous nous soutenions mutuellement dans les travaux
pénibles de la guerre; nous n'avions qu'une pipe à nous
deux; nous buvions dans la même coupe: nous couchions sous la
même toile; et dans les circonstances malheureuses où
nous sommes, l'endroit où nous vivions ensemble était
pour nous une nouvelle patrie: je l'ai vu en butte à tous les
périls de la guerre, et d'une guerre désastreuse. La
mort semblait nous épargner l'un pour l'autre: elle
épuisa mille fois ses traits autour de lui sans l'atteindre;
mais c'était pour me rendre sa perte plus sensible. Le tumulte
des armes, l'enthousiasme qui s'empare de l'ame à l'aspect du
danger, auraient peut-être empêché ses cris
d'aller jusqu'à mon coeur.
Sa mort eut été utile à son pays et funeste aux
ennemis: -- je l'aurais moins regretté. Mais le perdre au
milieu des délices d'un quartier d'hiver! le voir expirer dans
mes bras au moment où il paraissait regorger de santé;
au moment où notre liaison se resserrait encore dans le repos
et la tranquillité! -- Ah! je ne m'en consolerai jamais!
Cependant sa mémoire ne vit plus que dans mon coeur; elle
n'existe plus parmi ceux qui l'environnaient et qui l'ont
remplacé: cette idée me rend plus pénible le
sentiment de sa perte. La nature, indifférente de même
au sort des individus, remet sa robe brillante du printemps, et se
pare de toute sa beauté autour du cimetière où
il repose. Les arbres se couvrent de feuilles et entrelacent leurs
branches; les oiseaux chantent sous le feuillage; les mouches
bourdonnent parmi les fleurs; tout respire la joie et la vie dans le
séjour de la mort: -- Et le soir, tandis que la lune brille
dans le ciel, et que je médite près de ce triste lieu,
j'entends le grillon poursuivre gaîment son chant infatigable,
caché sous l'herbe qui couvre la tombe silencieuse de mon ami.
La destruction insensible des êtres, et tous les malheurs de
l'humanité sont comptés pour rien dans le grand tout.
-- La mort d'un homme sensible qui expire au milieu de ses amis
désolés, et celle d'un papillon que l'air froid du
matin fait périr dans le calice d'une fleur, sont deux
époques semblables dans le cours de la nature. L'homme n'est
rien qu'un fantôme, une ombre, une vapeur qui se dissipe dans
les airs...
Mais l'aube matinale commence à blanchir le ciel; les noires
idées qui m'agitaient s'évanouissent avec la nuit, et
l'espérance renaît dans mon coeur. -- Non, celui qui
inonde ainsi l'orient de lumière ne l'a point fait briller
à mes regards pour me plonger bientôt dans la nuit du
néant. Celui qui étendit cet horizon incommensurable,
celui qui éleva ces masses énormes, dont le soleil dore
les sommets glacés, est aussi celui qui a ordonné
à mon coeur de battre, et à mon esprit de penser.
Non, mon ami n'est point entré dans le néant; quelle
que soit la barrière qui nous sépare, je le reverrai.
-- Ce n'est point sur un syllogisme que je fonde mon
espérance. -- Le vol d'un insecte qui traverse les airs suffit
pour me persuader; et souvent l'aspect de la campagne, le parfum des
airs, et je ne sais quel charme répandu autour de moi,
élèvent tellement mes pensées, qu'une preuve
invincible de l'immortalité entre avec violence dans mon ame
et l'occupe tout entière.
Depuis long-temps le chapitre que je viens
d'écrire se présentait à ma plume, et je l'avais
toujours rejeté. Je m'étais promis de ne laisser voir
dans ce livre que la face riante de mon ame; mais ce projet m'a
échappé comme tant d'autres: j'espère que le
lecteur sensible me pardonnera de lui avoir demandé quelques
larmes; et si quelqu'un trouve qu' à la
vérité j'aurais pu retrancher ce triste chapitre,
il peut le déchirer dans son exemplaire, ou même jeter
le livre au feu.
Il me suffit que tu le trouves selon ton coeur ma chère
Jenny, toi, la meilleure et la plus aimée des femmes;
-- toi, la meilleure et la plus aimée des soeurs; c'est
à toi que je dédie mon ouvrage: s'il a ton approbation,
il aura celle de tous les coeurs sensibles et délicats; et si
tu pardonnes aux folies qui m'échappent quelquefois
malgré moi, je brave tous les censeurs de l'univers.
Je ne dirai qu'un mot de l'estampe suivante.
C'est la famille du malheureux Ugolin expirant de faim: autour
de lui, un de ses fils est étendu sans mouvement à ses
pieds; les autres lui tendent leurs bras affaiblis, et lui demandent
du pain, tandis que le malheureux père, appuyé contre
une colonne de la prison, l'oeil fixe et hagard, le visage immobile,
-- dans l'horrible tranquillité que donne le dernier
période du désespoir, meurt à la fois de sa
propre mort et de celle de tous ses enfans, et souffre tout ce que la
nature humaine peut souffrir.
Brave chevalier d' Assas, te voila expirant sous cent
baïonnettes, par un effort de courage, par un
héroïsme qu'on ne connaît plus de nos jours!
Et toi qui pleures sous ces palmiers, malheureuse négresse!
toi qu'un barbare, qui sans doute n'était pas Anglais, a
trahie et délaissée; -- que dis-je? toi qu'il a eu la
cruauté de vendre comme une vile esclave malgré ton
amour et tes services, malgré le fruit de sa tendresse que tu
portes dans ton sein, -- je ne passerai point devant ton image sans
te rendre l'hommage qui est dû à ta sensibilité
et à tes malheurs!
Arrêtons-nous un instant devant cet autre tableau: c'est une
jeune bergère qui garde toute seule son troupeau sur le sommet
des Alpes: elle est assise sur un vieux tronc de sapin
renversé et blanchi par les hivers; ses pieds sont recouverts
par les larges feuilles d'une touffe de cacalia, dont la fleur
lilas s'élève au-dessus de sa tête. La lavande,
le thym, l'anémone, la centaurée, des fleurs de toute
espèce, qu'on cultive avec peine dans nos serres et nos
jardins, et qui naissent sur les Alpes dans toute leur beauté
primitive, forment le tapis brillant sur lequel errent ses brebis. --
Aimable bergère, dis-moi où se trouve l'heureux coin de
la terre que tu habites? de quelle bergerie éloignée
es-tu partie ce matin au lever de l'aurore? -- Ne pourrais-je y aller
vivre avec toi? -- Mais, hélas! la douce tranquillité
dont tu jouis ne tardera pas à s'évanouir: le
démon de la guerre, non content de désoler les
cités, va bientôt porter le trouble et
l'épouvante jusque dans ta retraite solitaire.
Déjà les soldats s'avancent; je les vois gravir de
montagnes en montagnes, et s'approcher des nues. -- Le bruit du canon
se fait entendre dans le séjour élevé du
tonnerre. -- Fuis, bergère, presse ton troupeau, cache-toi
dans les antres les plus reculés et les plus sauvages: il
n'est plus de repos sur cette triste terre!
Je ne sais comment cela m'arrive; depuis quelque
temps mes chapitres finissent toujours sur un ton sinistre. En vain,
je fixe en les commençant, mes regards sur quelque objet
agréable, -- en vain je m'embarque par le calme, j'essuie
bientôt une bourrasque qui me fait dériver. -- Pour
mettre fin à cette agitation, qui ne me laisse pas le
maître de mes idées, et pour apaiser les battemens de
mon coeur, que tant d'images attendrissantes ont trop agité,
je ne vois d'autre remède qu'une dissertation.
Oui, je veux mettre ce morceau de glace sur mon coeur.
Et cette dissertation sera sur la peinture; car, de disserter sur
tout autre objet; il n'y a point moyen. Je ne puis descendre
tout-à-fait du point où j'étais monté
tout à l'heure: d'ailleurs, c'est le dada de mon oncle
Tobie.
Je voudrais dire, en passant, quelques mots sur la question de la
prééminence entre l'art charmant de la peinture et
celui de la musique: oui, je veux mettre quelque chose dans la
balance, ne fût-ce qu'un grain de sable, un atôme.
On dit en faveur du peintre qu'il laisse quelque chose après
lui; ses tableaux lui survivent et éternisent sa
mémoire.
On répond que les compositeurs en musique laissent aussi des
opéras et des concerts; -- mais la musique est sujette
à la mode, et la peinture ne l'est pas. -- Les morceaux de
musique qui attendrissaient nos aïeux sont ridicules pour les
amateurs de nos jours, et on les place dans les opéras
bouffons, pour faire rire les neveux de ceux qu'ils faisaient pleurer
autrefois.
Les tableaux de Raphaël enchanteront notre
postérité comme ils ont ravi nos ancêtres.
Voilà mon grain de sable.
«Mais que m'importe à moi, me dit un
jour Mme de Hautcastel, que la musique de Cherubini ou
de Cimarosa diffère de celle de leurs
prédécesseurs? -- Que m'importe que l'ancienne musique
me fasse rire, pourvu que la nouvelle m'attendrisse
délicieusement? -- Est-il donc nécessaire à mon
bonheur que mes plaisirs ressemblent à ceux de ma
tris-aïeule? Que me parlez-vous de peinture, d'un art qui n'est
goûté que par une classe très-peu nombreuse de
personnes, tandis que la musique enchante tout ce qui
respire?»
Je ne sais pas trop, dans ce moment, ce qu'on pourrait
répondre à cette observation, à laquelle je ne
m'attendais pas en commençant ce chapitre.
Si je l'avais prévue, peut-être je n'aurais pas
entrepris cette dissertation. Et qu'on ne prenne point ceci pour un
tour de musicien. -- Je ne le suis point sur mon honneur; -- non, je
ne suis pas musicien: j'en atteste le ciel et tous ceux qui m'ont
entendu jouer du violon.
Mais, en supposant le mérite de l'art égal de part et
d'autre, il ne faudrait pas se presser de conclure du mérite
de l'art au mérite de l'artiste. -- On voit des enfans toucher
du clavecin en grands maîtres; on n'a jamais vu un bon peintre
de douze ans. La peinture, outre le goût et le sentiment, exige
une tête pensante, dont les musiciens peuvent se passer. On
voit tous les jours des hommes sans tête et sans coeur tirer
d'un violon, d'une harpe, des sons ravissans.
On peut élever la bête humaine à toucher du
clavecin, et, lorsqu'elle est élevée par un bon
maître, l'ame peut voyager tout à son aise tandis que
les doigts vont machinalement tirer des sons dont elle ne se
mêle nullement. -- On ne saurait, au contraire, peindre la
chose du monde la plus simple sans que l'ame y emploie toutes ses
facultés.
Si cependant quelqu'un s'avisait de distinguer entre la musique de
composition et celle d'exécution, j'avoue qu'il
m'embarrasserait un peu. Hélas! si tous les faiseurs de
dissertations étaient de bonne foi, c'est ainsi qu'elles
finiraient toutes. -- En commençant l'examen d'une question,
on prend ordinairement le ton dogmatique, parce qu'on est
décidé en secret, comme je l'étais
réellement pour la peinture, malgré mon hypocrite
impartialité; mais la discussion réveille l'objection,
-- et tout finit par le doute.
Maintenant que je suis plus tranquille, je vais
tâcher de parler sans émotion des deux portraits qui
suivent le tableau de la bergère des Alpes.
Raphaël! ton portrait ne pouvait être peint que par
toi-même. Quel autre eût osé l'entreprendre? --Ta
figure ouverte, sensible, spirituelle, annonce ton caractère
et ton génie.
Pour complaire à ton ombre, j'ai placé auprès de
toi le portrait de ta maîtresse, à qui tous les hommes
de tous les siècles demanderont éternellement compte
des ouvrages sublimes dont ta mort prématurée a
privé les arts.
Lorsque j'examine le portrait de Raphaël, je me sens
pénétré d'un respect presque religieux pour ce
grand homme qui, à la fleur de son âge, avait
surpassé toute l'antiquité, et dont les tableaux font
l'admiration et le désespoir des artistes modernes. -- Mon
ame, en l'admirant, éprouve un mouvement d'indignation contre
cette Italienne qui préféra son amour à son
amant, et qui éteignit dans son sein ce flambeau
céleste, ce génie divin.
Malheureuse ne savais-tu donc pas que Raphaël avait
annoncé un tableau supérieur à celui de la
Transfiguration? -- Ignorais-tu que tu serrais dans tes bras
le favori de la nature, le père de l'enthousiasme, un
génie sublime, un dieu?
Tandis que mon ame fait ces observations, sa compagne, en
fixant un oeil attentif sur la figure ravissante de cette funeste
beauté, se sent toute prête à lui pardonner la
mort de Raphaël.
En vain mon ame lui reproche son extravagante faiblesse, elle n'est
point écoutée. -- Il s'établit entre ces deux
dames, dans ces sortes d'occasions, un dialogue singulier qui finit
trop souvent à l'avantage du mauvais principe, et dont
je réserve un échantillon pour un autre chapitre.
Les estampes et les tableaux dont je viens de
parler pâlissent et disparaissent au premier coup d'oeil qu'on
jette sur le tableau suivant: les ouvrages immortels de
Raphaël, de Corrège et de toute
l'école d'Italie ne soutiendraient pas le parallèle.
Aussi je le garde toujours pour le dernier morceau, pour la
pièce de réserve, lorsque je procure à quelques
curieux le plaisir de voyager avec moi; et je puis assurer que,
depuis que je fais voir ce tableau sublime aux connaisseurs et aux
ignorans, aux gens du monde, aux artisans, aux femmes et aux enfans,
aux animaux mêmes, j'ai toujours vu les spectateurs quelconques
donner, chacun à sa manière, des signes de plaisir et
d'étonnement: tant la nature y est admirablement rendue!
Eh! quel tableau pourrait-on vous présenter, messieurs; quel
spectacle pourrait-on mettre sous vos yeux, mesdames, plus sûr
de votre suffrage, que la fidèle représentation de
vous-mêmes? Le tableau dont je parle est un miroir, et personne
jusqu'à présent ne s'est encore avisé de le
critiquer; il est, pour tous ceux qui le regardent, un tableau
parfait auquel il n'y a rien à redire.
On conviendra sans doute qu'il doit être compté pour une
des merveilles de la contrée où je me
promène.
Je passerai sous silence le plaisir qu'éprouve le physicien
méditant sur les étranges phénomènes de
la lumière qui représente tous les objets de la nature
sur cette surface polie. -- Le miroir présente au voyageur
sédentaire mille réflexions intéressantes, mille
observations qui le rendent un objet utile et précieux.
Vous que l'Amour a tenus ou tient encore sous son empire, apprenez
que c'est devant un miroir qu'il aiguise ses traits et médite
ses cruautés; c'est là qu'il répète ses
manoeuvres, qu'il étudie ses mouvemens, qu'il se
prépare d'avance à la guerre qu'il veut
déclarer; c'est là qu'il s'exerce aux doux regards, aux
petites mines, aux bouderies savantes, comme un acteur s'exerce en
face de lui-même avant de se présenter en public.
Toujours impartial et vrai, un miroir renvoie aux yeux du spectateur
les roses de la jeunesse et les rides de l'âge, sans calomnier
et sans flatter personne. -- Seul entre tous les conseillers des
grands, il leur dit constamment la vérité.
Cet avantage m'avait fait désirer l'invention d'un miroir
moral, où tous les hommes pourraient se voir avec leurs vices
et leurs vertus. Je songeais même à proposer un prix
à quelque académie pour cette découverte,
lorsque de mûres réflexions m'en ont prouvé
l'inutilité.
Hélas! il est si rare que la laideur se reconnaisse et casse
le miroir! En vain les glaces se multiplient autour de nous, et
réfléchissent avec une exactitude
géométrique la lumière et la
vérité; au moment où les rayons vont
pénétrer dans notre oeil et nous peindre tels que nous
sommes, l'amour-propre glisse son prisme trompeur entre nous et notre
image, et nous présente une divinité.
Et de tous les prismes qui ont existé, depuis le premier qui
sortit des mains de l'immortel Newton, aucun n'a
possédé une force de réfraction aussi puissante
et ne produit des couleurs aussi agréables et aussi vives que
le prisme de l'amour-propre.
Or, puisque les miroirs communs annoncent en vain la
vérité, et que chacun est content de sa figure;
puisqu'ils ne peuvent faire connaître aux hommes leurs
imperfections physiques, à quoi servirait mon miroir moral?
Peu de monde y jetterait les yeux, et personne ne s'y
reconnaîtrait, -- excepté les philosophes. -- J'en doute
même un peu.
En prenant le miroir pour ce qu'il est, j'espère que personne
ne me blâmera de l'avoir placé au-dessus de tous les
tableaux de l'École d'Italie. Les dames, dont le goût ne
saurait être faux, et dont la décision doit tout
régler, jettent ordinairement leur premier coup d'oeil sur ce
tableau lorsqu'elles entrent dans un appartement.
J'ai vu mille fois des dames, et même des damoiseaux, oublier
au bal leurs amans ou leurs maîtresses, la danse et tous les
plaisirs de la fête, pour contempler, avec une complaisance
marquée, ce tableau enchanteur, -- et l'honorer même de
temps à autre d'un coup d'oeil, au milieu de la contredanse la
plus animée.
Qui pourrait donc lui disputer le rang que je lui accorde parmi les
chefs-d'oeuvre de l'art d'Apelles?
J'étais enfin arrivé tout
près de mon bureau; déjà même, en
allongeant le bras, j'aurais pu en toucher l'angle le plus voisin de
moi, lorsque je me vis au moment de voir détruire le fruit de
tous mes travaux, et de perdre la vie. -- Je devrais passer sous
silence l'accident qui m'arriva, pour ne pas décourager les
voyageurs; mais il est si difficile de verser dans la chaise de poste
dont je me sers, qu'on sera forcé de convenir qu'il faut
être malheureux au dernier point, -- aussi malheureux que je le
suis, pour courir un semblable danger. Je me trouvai étendu
par terre, complètement versé et renversé; et
cela si vite, si inopinément, que j'aurais été
tenté de révoquer en doute mon malheur, si un tintement
dans la tête et une violente douleur à l'épaule
gauche ne m'en avaient trop évidemment prouvé
l'authenticité.
Ce fut encore un mauvais tour de ma moitié.
Effrayée par la voix d'un pauvre qui demanda tout à
coup l'aumône à ma porte, et par les aboiemens de
Rosine, elle fit tomber brusquement mon fauteuil, avant que
mon ame eut le temps de l'avertir qu'il manquait une brique
derrière; l'impulsion fut si violente que ma chaise de poste
se trouva absolument hors de son centre de gravité, et se
renversa sur moi.
Voici, je l'avoue, une des occasions où j'ai eu le plus
à me plaindre de mon ame; car, au lieu d'être
fâchée de l'absence qu'elle venait de faire, et de
tancer sa compagne sur sa précipitation, elle s'oublia au
point de partager le ressentiment le plus animal, et de
maltraiter de paroles ce pauvre innocent. -- «
Fainéant! allez travailler,» lui dit-elle
(apostrophe exécrable, inventée par l'avare et cruelle
richesse! ) « Monsieur, dit-il alors pour m'attendrir,
je suis de Chambéry... -- Tant pis pour vous. -- Je
suis Jacques; c'est moi que vous avez vu à la campagne; c'est
moi qui menais les moutons aux champs. -- Que venez-vous faire
ici?» Mon ame commençait à se repentir de la
brutalité de mes premières paroles. -- Je crois
même qu'elle s'en était repentie un instant avant de les
laisser échapper. C'est ainsi que, lorsqu'on rencontre
inopinément, dans sa course, un fossé ou un bourbier,
on le voit, mais on n'a plus le temps de l'éviter.
Rosine acheva de me ramener au bons sens et au repentir: elle
avait reconnu Jacques, qui avait souvent partagé son
pain avec elle, et lui témoignait, par ses caresses, son
souvenir et sa reconnaissance.
Pendant ce temps, Joannetti, ayant rassemblé les restes
de mon dîner qui étaient destinés pour le sien,
les donna sans hésiter à Jacques.
Pauvre Joannetti!
C'est ainsi que, dans mon voyage, je vais prenant des leçons
de philosophie et d'humanité de mon domestique et de mon
chien.
Avant d'aller plus loin, je veux détruire
un doute qui pourrait s'être introduit dans l'esprit de mes
lecteurs.
Je ne voudrais pas, pour tout au monde, qu'on me
soupçonnât d'avoir entrepris ce voyage uniquement pour
ne savoir que faire, et forcé, en quelque manière, par
les circonstances: j'assure ici, et jure par tout ce qui m'est cher,
que j'avais le dessein de l'entreprendre longtemps avant
l'événement qui m'a fait perdre ma liberté
pendant quarante-deux jours. Cette retraite forcée ne fut
qu'une occasion de me mettre en route plus tôt.
Je sais que la protestation gratuite que je fais ici paraîtra
suspecte à certaines personnes; -- mais je sais aussi que les
gens soupçonneux ne liront pas ce livre: -- ils ont assez
d'occupation chez eux et chez leurs amis; ils ont bien d'autres
affaires:-- et les bonnes gens me croiront.
Je conviens cependant que j'aurais préféré
m'occuper de ce voyage dans un autre temps et que j'aurais choisi,
pour l'exécuter, le carême plutôt que le carnaval:
toutefois, des réflexions philosophiques, qui me sont venues
du ciel, m'ont beaucoup aidé à supporter la privation
des plaisirs que Turin présente en foule dans ces momens de
bruit et d'agitation. -- Il est très-sûr, me disais-je,
que les murs de ma chambre ne sont pas aussi magnifiquement
décorés que ceux d'une salle de bal: le silence de ma
cabine ne vaut pas l'agréable bruit de la musique et de
la danse; mais, parmi les brillans personnages qu'on rencontre dans
ces fêtes, il en est certainement de plus ennuyés que
moi.
Et pourquoi m'attacherais-je à considérer ceux qui sont
dans une situation plus agréable, tandis que le monde
fourmille de gens plus malheureux que je ne le suis dans la mienne?
-- Au lieu de me transporter par l'imagination dans ce superbe
casin, où tant de beautés sont
éclipsées par la jeune Eugénie, pour me
trouver heureux, je n'ai qu'à m'arrêter un instant le
long des rues qui y conduisent. -- Un tas d'infortunés,
couchés à demi-nus sous les portiques de ces
appartemens somptueux, semblent près d'expirer de froid et de
misère.
Quel spectacle! Je voudrais que cette page de mon livre fût
connue de tout l'univers; je voudrais qu'on sût que, dans cette
ville, où tout respire l'opulence, pendant les nuits les plus
froides de l'hiver, une foule de malheureux dorment à
découvert, la tête appuyée sur une borne ou sur
le seuil d'un palais.
Ici c'est un groupe d'enfans serrés les uns contre les autres
pour ne pas mourir de froid. -- Là c'est une femme tremblante
et sans voix pour se plaindre. -- Les passans vont et viennent, sans
être émus d'un spectacle auquel ils sont
accoutumés. -- Le bruit des carrosses la voix de
l'intempérance, les sons ravissans de la musique, se
mêlent quelquefois aux cris de ces malheureux, et forment une
horrible dissonance.
Celui qui se presserait de juger une ville
d'après le chapitre précédent se tromperait
fort. J'ai parlé des pauvres qu'on y trouve, de leurs cris
pitoyables, et de l'indifférence de certaines personnes
à leur égard; mais je n'ai rien dit de la foule
d'hommes charitables qui dorment pendant que les autres s'amusent,
qui se lèvent à la pointe du jour, et vont secourir
l'infortune sans témoin et sans ostentation.
Non, je ne passerai point cela sous silence: je veux l'écrire
sur le revers de la page que tout l'univers doit lire.
Après avoir ainsi partagé leur fortune avec leurs
frères, après avoir versé le baume dans ces
coeurs froissés par la douleur, ils vont dans les
églises, tandis que le vice fatigué dort sur
l'édredon, offrir à Dieu leurs prières et le
remercier de ses bienfaits: la lumière de la lampe solitaire
combat encore dans le temple celle du jour naissant, et
déjà ils sont prosternés au pied des autels; --
et l'Éternel, irrité de la dureté et de
l'avarice des hommes, retient sa foudre prête à
frapper.
J'ai voulu dire quelque chose de ces malheureux
dans mon voyage, parce que l'idée de leur misère est
souvent venue me distraire en chemin. Quelquefois frappé de la
différence de leur situation et de la mienne, j'arrêtais
tout à coup ma berline, et ma chambre me paraissait
prodigieusement embellie. Quel luxe inutile! Six chaises! deux
tables! un bureau! un miroir! quelle ostentation! Mon lit surtout,
mon lit, couleur de rose et blanc, et mes deux matelas, me semblaient
défier la magnificence et la mollesse des monarques de l'Asie.
-- Ces réflexions me rendaient indifférens les plaisirs
qu'on m'avait défendus: et, de réflexions en
réflexions, mon accès de philosophie devenait tel, que
j'aurais vu un bal dans la chambre voisine, que j'aurais entendu le
son des violons et des clarinettes, sans remuer de ma place; --
j'aurais entendu de mes deux oreilles la voix mélodieuse de
Marchesini, cette voix qui m'a si souvent mis hors de
moi-même, -- oui, je l'aurais entendue sans m'ébranler;
-- bien plus, j'aurais regardé sans la moindre émotion
la plus belle femme de Turin, Eugénie elle-même,
parée de la tête aux pieds par les mains de Mlle
Rapous. -- Cela n'est cependant pas bien sûr.
Mais, permettez-moi de vous le demander,
messieurs, vous amusez- vous autant qu'autrefois au bal et à
la comédie? -- Pour moi, je vous l'avoue; depuis quelque temps
toutes les assemblées nombreuses m'inspirent une certaine
terreur. -- J'y suis assailli par un songe sinistre. -- En vain je
fais mes efforts pour le chasser, il revient toujours, comme celui d'
Athalie. -- C'est peut-être parce que l'ame,
inondée aujourd'hui d'idées noires et de tableaux
déchirans, trouve partout des sujets de tristesse, -- comme un
estomac vicié convertit en poisons les alimens les plus sains.
-- Quoiqu'il en soit, voici mon songe: -- Lorsque je suis dans une de
ces fêtes, au milieu de cette foule d'hommes aimables et
caressans, qui dansent, qui chantent, -- qui pleurent aux
tragédies, qui n'expriment que la joie, la franchise et la
cordialité, je me dis: -- Si, dans cette assemblée
polie, il entrait tout-à-coup un ours blanc, un philosophe, un
tigre, ou quelque autre animal de cette espèce, et que,
montant à l'orchestre, il s'écriât d'une voix
forcenée: -- « Malheureux humains! écoutez la
vérité qui vous parle par ma bouche: vous êtes
opprimés, tyrannisés, vous êtes malheureux, vous
vous ennuyez. Sortez de cette léthargie!
» Vous, musiciens, commencez par briser ces instrumens sur vos
têtes; que chacun s'arme d'un poignard; ne pensez plus
désormais aux délassemens ni aux fêtes; montez
aux loges, égorgez tout le monde; que les femmes trempent
aussi leurs mains timides dans le sang!
» Sortez, vous êtes libres, arrachez votre roi de
son trône et votre Dieu de son sanctuaire!»
-- Eh bien! ce que le tigre a dit, combien de ces hommes charmans
l'exécuteront? -- Combien peut-être y pensaient avant
qu'il entrât? Qui le sait? -- Est-ce qu'on ne dansait pas
à Paris il y a cinq ans?
« Joannetti, fermez les portes et les fenêtres. --
Je ne veux plus voir la lumière; qu'aucun homme n'entre dans
ma chambre; -- mettez mon sabre à la portée de ma main,
-- sortez vous-même, et ne reparaissez plus devant
moi!»
«Non, non, reste, Joannetti; reste,
pauvre garçon: et toi aussi, ma Rosine; toi qui devines
mes peines et qui les adoucis par tes caresses; viens, ma
Rosine; viens. -- V consonne et séjour.»
La chute de ma chaise de poste a rendu le service
au lecteur de raccourcir mon voyage d'une bonne douzaine de
chapitres, parce qu'en me relevant je me trouvai vis-à-vis et
tout près de mon bureau, et que je ne fus plus à temps
de faire des réflexions sur le nombre d'estampes et de
tableaux que j'avais encore à parcourir, et qui auraient pu
allonger mes excursions sur la peinture.
En laissant donc sur la droite les portraits de Raphaël
et de sa maîtresse, le chevalier d' Assas et la
bergère des Alpes, et longeant sur la gauche du
côté de la fenêtre, on découvre mon bureau:
c'est le premier objet et le plus apparent qui se présente aux
regards du voyageur, en suivant la route que je viens d'indiquer.
Il est surmonté de quelques tablettes servant de
bibliothèque; -- le tout est couronné par un buste qui
termine la pyramide, et c'est l'objet qui contribue le plus à
l'embellissement du pays.
En tirant le premier tiroir à droite, on trouve une
écritoire, du papier de toute espèce, des plumes toutes
taillées, de la cire à cacheter. -- Tout cela donnerait
l'envie d'écrire à l'être le plus indolent. -- Je
suis sûr, ma chère Jenny, que, si tu venais
à ouvrir ce tiroir par hasard, tu répondrais à
la lettre que je t'écrivis l'an passé. -- Dans le
tiroir correspondant gisent confusément entassés les
matériaux de l'histoire attendrissante de la
prisonnière de Pignerol, que vous lirez bientôt, mes
chers amis.
Entre ces deux tiroirs est un enfoncement où je jette les
lettres à mesure que je les reçois: on trouve là
toutes celles que j'ai reçues depuis dix ans; les plus
anciennes sont rangées, selon leurs dates, en plusieurs
paquets: les nouvelles sont pêle-mêle; il m'en reste
plusieurs qui datent de ma première jeunesse.
Quel plaisir de revoir dans ces lettres les situations
intéressantes de nos jeunes années, d'être
transportés de nouveau dans ces temps heureux que nous ne
reverrons plus!
Ah! comme mon coeur est plein! comme il jouit tristement lorsque mes
yeux parcourent les lignes tracées par un être qui
n'existe plus! Voilà ses caractères, c'est son coeur
qui conduisait sa main, c'est à moi qu'il écrivait
cette lettre, et cette lettre est tout ce qui me reste de lui!
Lorsque je porte la main dans ce réduit, il est rare que je
m'en tire de toute la journée. C'est ainsi que le voyageur
traverse rapidement quelques provinces d'Italie, en faisant à
la hâte quelques observations superficielles, pour se fixer
à Rome pendant des mois entiers. -- C'est la veine la plus
riche de la mine que j'exploite. Quel changement dans mes
idées et dans mes sentimens! quelle différence dans mes
amis! Lorsque je les examine alors et aujourd'hui, je les vois
mortellement agités pour des projets qui ne les touchent plus
maintenant. Nous regardions comme un grand malheur un
événement; mais la fin de la lettre manque, et
l'événement est complètement oublié: je
ne puis savoir de quoi il était question, -- Mille
préjugés nous assiégeaient; le monde et les
hommes nous étaient totalement inconnus, mais aussi quelle
chaleur dans notre commerce! quelle liaison intime! quelle confiance
sans bornes!
Nous étions heureux par nos erreurs. -- Et maintenant: -- Ah!
ce n'est plus cela; il nous a fallu lire, comme les autres, dans le
coeur humain; -- et la vérité, tombant au milieu de
nous comme une bombe, a détruit pour toujours le palais
enchanté de l'illusion.
Il ne tiendrait qu'à moi de faire un
chapitre sur cette rose sèche que voilà, si le sujet en
valait la peine: c'est une fleur du carnaval de l'année
dernière. J'allai moi-même la cueillir dans les serres
du Valentin, et le soir, une heure avant le bal, plein
d'espérance et dans une agréable émotion, j
'allai la présenter à madame de Hautcastel. Elle
la prit, -- la posa sur sa toilette, sans la regarder et sans me
regarder moi-même. -- Mais comment aurait-elle fait attention
à moi? elle était occupée à se regarder
elle-même. Debout devant un grand miroir, toute coiffée,
elle mettait la dernière main à sa parure: elle
était si fort préoccupée, son attention
était si totalement absorbée par des rubans, des gazes
et des pompons de toute espèce amoncelés devant elle,
que je n'obtins pas même un regard, un signe. -- Je me
résignai: je tenais humblement des épingles toutes
prêtes, arrangées dans ma main; mais son carreau se
trouvant plus à sa portée, elle les prenait à
son carreau, -- et si j'avançais la main, elle les prenait de
ma main -- indifféremment; -- et pour les prendre elle
tâtonnait, sans ôter les yeux de son miroir, de crainte
de se perdre de vue.
Je tins quelque temps un second miroir derrière elle, pour lui
faire mieux juger de sa parure; et, sa physionomie se
répétant d'un miroir à l'autre, je vis alors une
perspective de coquettes, dont aucune ne faisait attention à
moi. Enfin, l'avouerai-je? nous faisions, ma rose et moi, une fort
triste figure.
Je finis par perdre patience, et, ne pouvant plus résister au
dépit qui me dévorait, je posai le miroir que je tenais
à la main, et je sortis d'un air de colère, et sans
prendre congé.
« Vous en allez-vous?» me dit-elle en se tournant de
côté pour voir sa taille de profil. -- Je ne
répondis rien; mais j'écoutai quelque temps à la
porte, pour savoir l'effet qu'allait produire ma brusque sortie. --
« Ne voyez-vous pas, disait-elle à sa femme de
chambre, après un instant de silence, ne voyez-vous pas que
ce cacaro est beaucoup trop large pour ma taille, surtout en bas, et
qu'il y faut faire une baste avec des épingles?»
Comment et pourquoi cette rose sèche se trouve là sur
une tablette de mon bureau, c'est ce que je ne dirai certainement
pas, parce que j'ai déclaré qu'une rose sèche ne
méritait pas un chapitre.
Remarquez bien, mesdames, que je ne fais aucune réflexion sur
l'aventure de la rose sèche. Je ne dis point que Mme de
Hautcastel ait bien ou mal fait de me préférer
sa parure, ni que j'eusse le droit d'être reçu
autrement.
Je me garde encore avec plus de soin d'en tirer des
conséquences générales sur la
réalité, la force et la durée de l'affection des
dames pour leurs amis. -- Je me contente de jeter ce chapitre
(puisque c'en est un), de le jeter, dis-je, dans le monde, avec le
reste du voyage, sans l'adresser à personne, et sans le
recommander à personne.
Je n'ajouterai qu'un conseil pour vous, messieurs; c'est de vous
mettre bien dans l'esprit qu'un jour de bal votre maîtresse
n'est plus à vous.
Au moment où la parure commence, l'amant n'est plus qu'un
mari, et le bal seul devient l'amant.
Tout le monde sait, de reste, ce que gagne un mari à vouloir
se faire aimer par force; prenez donc votre mal en patience et en
riant.
Et ne vous faites pas illusion, monsieur: si l'on vous voit avec
plaisir au bal, ce n'est point en votre qualité d'amant, car
vous êtes un mari; c'est parce que vous faites partie du bal,
et que vous êtes, par conséquent, une fraction de sa
nouvelle conquête; vous êtes une décimale
d'amant: ou bien, peut-être, c'est parce que vous dansez bien,
et que vous la ferez briller: enfin, ce qu'il peut y avoir de plus
flatteur pour vous dans le bon accueil qu'elle vous fait, c'est
qu'elle espère qu'en déclarant pour son amant un homme
de mérite comme vous elle excitera la jalousie de ses
compagnes; sans cette considération, elle ne vous regarderait
seulement pas.
Voilà donc qui est entendu; il faudra vous résigner et
attendre que votre rôle de mari soit passé. -- J'en
connais plus d'un qui voudraient en être quittes à si
bon marché.
J'ai promis un dialogue entre mon ame et l'
autre; mais il est certains chapitres qui m'échappent,
ou plutôt il en est d'autres qui coulent de ma plume, comme
malgré moi, et qui déroutent mes projets: de ce nombre
est celui de ma bibliothèque, que je ferai le plus court
possible. -- Les quarante-deux jours vont finir, et un espace de
temps égal ne suffirait pas pour achever la description du
riche pays où je voyage agréablement.
Ma bibliothèque donc est composée de romans, puisqu'il
faut vous le dire, -- oui, de romans et de quelques poètes
choisis.
Comme si je n'avais pas assez de mes maux, je partage encore
volontairement ceux de mille personnages imaginaires, et je les sens
aussi vivement que les miens: que de larmes n'ai-je pas
versées pour cette malheureuse Clarisse et pour l'amant
de Charlotte.
Mais si je cherche ainsi de feintes afflictions, je trouve, en
revanche, dans ce monde imaginaire, la vertu, la bonté, le
désintéressement, que je n'ai pas encore trouvés
réunis dans le monde réel où j'existe. -- J'y
trouve une femme comme je la désire, sans humeur, sans
légèreté, sans détour: je ne dis rien de
la beauté; on peut s'en fier à mon imagination: je la
fais si belle qu'il n'y a rien à redire. Ensuite, fermant le
livre, qui ne répond plus à mes idées, je la
prends par la main, et nous parcourons ensemble un pays mille fois
plus délicieux que celui d'Éden. Quel peintre pourrait
représenter le paysage enchanté où j'ai
placé la divinité de mon coeur? et quel poète
pourra jamais décrire les sensations vives et variées
que j'éprouve dans ces régions enchantées?
Combien de fois n'ai-je pas maudit ce Cleveland, qui
s'embarque à tout instant dans de nouveaux malheurs qu'il
pourrait éviter! -- Je ne puis souffrir ce livre et cet
enchaînement de calamités; mais si je l'ouvre par
distraction, il faut que je le dévore jusqu'à la
fin.
Comment laisser ce pauvre homme chez les Abaquis? que
deviendrait-il avec ces sauvages? J'ose encore moins l'abandonner
dans l'excursion qu'il fait pour sortir de sa captivité.
Enfin, j'entre tellement dans ses peines, je m'intéresse si
fort à lui et à sa famille infortunée, que
l'apparition inattendue des féroces Ruintons me fait
dresser les cheveux: une sueur froide me couvre lorsque je lis ce
passage, et ma frayeur est aussi vive, aussi réelle que si je
devais être rôti moi-même et mangé par cette
canaille.
Lorsque j'ai assez pleuré et fait l'amour, je cherche quelque
poète, et je pars de nouveau pour un autre monde.
Depuis l'expédition des Argonautes
jusqu'à l'assemblée des Notables; depuis le fin fond
des enfers jusqu'à la dernière étoile fixe
au-delà de la voix lactée, jusqu'aux confins de
l'univers, jusqu'aux portes du chaos, voilà le vaste champ
où je me promène en long et en large, et tout à
loisir; car le temps ne me manque pas plus que l'espace. C'est
là que je transporte mon existence à la suite d'
Homère, de Milton, de Virgile, d'
Ossian, etc.
Tous les événemens qui ont eu lieu entre ces deux
époques, tous les pays, tous les mondes et tous les
êtres qui ont existé entre ces deux termes, tout cela
est à moi, tout cela m'appartient aussi bien, aussi
légitimement que les vaisseaux qui entraient dans le
Pirée appartenaient à un certain
Athénien.
J'aime surtout les poètes qui me transportent dans la plus
haute antiquité: la mort de l'ambitieux Agamemnon, les
fureurs d' Oreste et toute l'histoire tragique de la famille
des Atrées, persécutée par le ciel,
m'inspirent une terreur que les événemens modernes ne
sauraient faire naître en moi.
Voilà l'urne fatale qui contient les cendres d' Oreste.
Qui ne frémirait à cet aspect? Électre!
malheureuse soeur, apaise-toi: c'est Oreste lui-même qui
apporte l'urne, et ces cendres sont celles de ses ennemis!
On ne retrouve plus maintenant de rivages semblables à ceux du
Xanthe ou du Scamandre; -- on ne voit plus de plaines
comme celles de l' Hespérie ou de l' Arcadie.
Où sont aujourd'hui les îles de Lemnos et de
Crète? Où est le fameux labyrinthe? Où
est le rocher qu' Ariane délaissée arrosait de
ses larmes? -- On ne voit plus de Thésées,
encore moins d' Hercules; les hommes et même les
héros d'aujourd'hui sont des pygmées.
Lorsque je veux me donner ensuite une scène d'enthousiasme, et
jouir de toutes les forces de mon imagination, je m'attache hardiment
aux plis de la robe flottante du sublime aveugle d'Albion, au moment
où il s'élance dans le ciel, et qu'il ose approcher du
trône de l'Éternel. -- Quelle muse a pu le soutenir
à cette hauteur, où nul homme avant lui n'avait
osé porter ses regards? -- De l'éblouissant parvis
céleste que l'avare Mammon regardait avec des yeux
d'envie, je passe avec horreur dans les vastes cavernes du
séjour de Satan; -- j'assiste au conseil infernal, je me
mêle à la foule des esprits rebelles, et j'écoute
leurs discours.
Mais il faut que j'avoue ici une faiblesse que je me suis souvent
reprochée.
Je ne puis m'empêcher de prendre un certain
intérêt à ce pauvre Satan (je parle du Satan de
Milton) depuis qu'il est ainsi précipité du
ciel. Tout en blâmant l'opiniâtreté de l'esprit
rebelle, j'avoue que la fermeté qu'il montre dans
l'excès du malheur et la grandeur de son courage me forcent
à l'admiration malgré moi. -- Quoique je n'ignore pas
les malheurs dérivés de la funeste entreprise qui le
conduisit à forcer les portes des enfers pour venir troubler
le ménage de nos premiers parens, je ne puis, quoi que je
fasse, souhaiter un moment de le voir périr en chemin dans la
confusion du chaos. Je crois même que je l'aiderais volontiers
sans la honte qui me retient. Je suis tous ses mouvemens, et je
trouve autant de plaisir à voyager avec lui que si
j'étais en bonne compagnie. J'ai beau réfléchir
qu'après tout, c'est un diable, qu'il est en chemin pour
perdre le genre humain; que c'est un vrai démocrate, non de
ceux d'Athènes, mais de ceux de Paris, tout cela ne peut me
guérir de ma prévention.
Quel vaste projet! et quelle hardiesse dans l'exécution!
Lorsque les spacieuses et triples portes des enfers s'ouvrirent tout
à coup devant lui à deux battans, et que la profonde
fosse du néant et de la nuit parut à ses pieds dans
toute son horreur, -- il parcourut d'un oeil intrépide le
sombre empire du chaos; et, sans hésiter, ouvrant ses vastes
ailes, qui auraient pu couvrir une armée entière, il se
précipita dans l'abîme.
Je le donne en quatre au plus hardi. -- Et c'est, selon moi, un des
beaux efforts de l'imagination, comme un des plus beaux voyages qui
aient jamais été faits, -- après le voyage
autour de ma chambre.
Je ne finirais pas, si je voulais décrire
la millième partie des événemens singuliers qui
m'arrivent lorsque je voyage près de ma bibliothèque;
les voyages de Cook et les observations de ses compagnons de
voyage, les docteurs Banks et Solander, ne sont rien en
comparaison de mes aventures dans ce seul district: aussi je crois
que j'y passerais ma vie dans une espèce de ravissement, sans
le buste dont j'ai parlé, sur lequel mes yeux et mes
pensées finissent toujours par se fixer, quelle que soit la
situation de mon ame; et, lorsqu'elle est trop violemment
agitée, ou qu'elle s'abandonne au découragement, je
n'ai qu'à regarder ce buste pour la remettre dans son assiette
naturelle: c'est le diapason avec lequel j'accorde
l'assemblage variable et discord de sensations et de perceptions qui
forment mon existence.
Comme il est ressemblant! -- Voilà bien les traits que la
nature avait donnés au plus vertueux des hommes. Ah! si le
sculpteur avait pu rendre visibles son ame excellente, son
génie et son caractère! -- Mais qu'ai-je entrepris?
Est-ce donc ici le lieu de faire son éloge? Est-ce aux hommes
qui m'entourent que je l'adresse? Eh! que leur importe?
Je me contente de me prosterner devant ton image chérie, oh!
le meilleur des pères! Hélas! cette image est tout ce
qui me reste de toi et de ma patrie: tu as quitté la terre au
moment où le crime allait l'envahir; et tels sont les maux
dont il nous accable, que ta famille elle- même est contrainte
de regarder aujourd'hui ta perte comme un bienfait. Que de maux
t'eût fait éprouver une plus longue vie! O mon
père, le sort de ta nombreuse famille est-il connu de toi dans
le séjour du bonheur? sais-tu que tes enfans sont
exilés de cette patrie que tu as servie pendant soixante ans
avec tant de zèle et d'intégrité? sais-tu qu'il
leur est défendu de visiter ta tombe? -- Mais la tyrannie n'a
pu leur enlever la partie la plus précieuse de ton
héritage, le souvenir de tes vertus et la force de tes
exemples: au milieu du torrent criminel qui entraînait leur
patrie et leur fortune dans le gouffre, ils sont demeurés
inaltérablement unis sur la ligne que tu leur avais
tracée; et, lorsqu'ils pourront encore se prosterner sur ta
cendre vénérée, elle les reconnaîtra
toujours.
J'ai promis un dialogue, je tiens parole. --
C'était le matin à l'aube du jour: les rayons du soleil
doraient à la fois le sommet du mont Viso et celui des
montagnes les plus élevées de l'île qui est
à nos antipodes; et déjà elle
était éveillée, soit que son réveil
prématuré fût l'effet des visions nocturnes qui
la mettent souvent dans une agitation aussi fatigante qu'inutile;
soit que le carnaval, qui tirait alors vers sa fin, fût la
cause occulte de son réveil, ce temps de plaisir et de folie
ayant une influence sur la machine humaine comme les phases de la
lune et la conjonction de certaines planètes. -- Enfin,
elle était éveillée et très-
éveillée, lorsque mon ame se débarassa
elle-même des liens du sommeil.
Depuis long-temps celle-ci partageait confusément les
sensations de l' autre; mais elle était encore
embarrassée dans les crêpes de la nuit et du sommeil; et
ces crêpes lui semblaient transformés en gazes, en
limons, en toile des Indes. -- Ma pauvre ame était donc comme
empaquetée dans tout cet attirail, et le dieu du sommeil, pour
la retenir plus fortement dans son empire, ajoutait à ses
liens des tresses de cheveux blonds en désordre, des noeuds de
rubans, des colliers de perles: c'était une pitié pour
qui l'aurait vue se débattre dans ces filets.
L'agitation de la plus noble partie de moi-même se communiquait
à l'autre, et celle-ci à son tour agissait puissamment
sur mon ame. -- J'étais parvenu tout entier à un
état difficile à décrire, lorsqu'enfin mon ame,
soit par sagacité, soit par hasard, trouva la manière
de se délivrer des gazes qui la suffoquaient. Je ne sais si
elle rencontra une ouverture, ou si elle s'avisa tout simplement de
les relever, ce qui est plus naturel; le fait est qu'elle trouva
l'issue du labyrinthe. Les tresses de cheveux en désordre
étaient toujours là; mais ce n'était plus un
obstacle, c'était plutôt un moyen; mon ame
le saisit, comme un homme qui se noie s'accroche aux herbes du
rivage; mais le collier de perles se rompit dans l'action, et les
perles se défilant roulèrent sur le sofa, et de
là sur le parquet de madame de Hautcastel; car mon ame
par une bizarrerie dont il serait difficile de rendre raison,
s'imaginait être chez cette dame: un gros bouquet de violettes
tomba par terre, et mon ame, s'éveillant alors, rentra chez
elle, amenant à la suite la raison et la
réalité. Comme on l'imagine, elle désapprouva
fortement tout ce qui s'était passé en son absence; et
c'est ici que commence le dialogue qui fait le sujet de ce
chapitre.
Jamais mon ame n'avait été si mal reçue. Les
reproches qu'elle s'avisa de faire dans ce moment critique
achevèrent de brouiller le ménage: ce fut une
révolte, une insurrection formelle.
«Quoi donc! dit mon ame; c'est ainsi que, pendant mon absence,
au lieu de réparer vos forces par un sommeil paisible, et vous
rendre par là plus propre à exécuter mes ordres,
vous vous avisez insolemment (le terme étant un peu
fort) de vous livrer à des transports que ma volonté
n'a pas sanctionnés?»
Peu accoutumée à ce ton de hauteur, l' autre lui
repartit en colère:
«Il vous sied bien, MADAME (pour éloigner de la
discussion toute idée de familiarité), il vous sied
bien de vous donner des airs de décence et de vertu? Eh!
n'est-ce pas aux écarts de votre imagination et à vos
extravagantes idées que je dois tout ce qui vous
déplaît en moi? Pourquoi n'étiez-vous pas
là? -- Pourquoi auriez-vous le droit de jouir sans moi, dans
les fréquens voyages que vous faites toute seule? -- Ai-je
jamais désapprouvé vos séances dans
l'empyrée ou dans les Champs-Élysées, vos
conversations avec les intelligences, vos spéculations
profondes (un peu de raillerie, comme on voit), vos châteaux en
Espagne, vos systèmes sublimes? Et je n'aurais pas le droit,
lorsque vous m'abandonnez ainsi, de jouir des bienfaits que m'accorde
la nature et des plaisirs qu'elle me présente?»
Mon ame, surprise de tant de vivacité et d'éloquence,
ne savait que répondre. -- Pour arranger l'affaire, elle
entreprit de couvrir du voile de la bienveillance les reproches qu'
elle venait de se permettre; et, afin de ne pas avoir l'air de
faire les premiers pas vers la réconciliation, elle imagina de
prendre aussi le ton de cérémonie. --
«MADAME» dit-elle à son tour avec une
cordialité affectée... -- (Si le lecteur a
trouvé ce mot déplacé lorsqu'il s'adressait
à mon ame, que dira-t-il maintenant, pour peu qu'il veuille se
rappeler le sujet de la dispute? -- Mon ame ne sentit point
l'extrême ridicule de cette façon de parler, tant la
passion obscurcit l'intelligence!) -- «MADAME, dit-elle donc, je
vous assure que rien ne me ferait autant de plaisir que de vous voir
jouir de tous les plaisirs dont votre nature est susceptible, quand
même je ne les partagerais pas, si ces plaisirs ne vous
étaient pas nuisibles et s'ils n'altéraient pas
l'harmonie qui...» Ici mon ame fut interrompue vivement: --
«Non, non, je ne suis point la dupe de votre bienveillance
supposée: -- le séjour forcé que nous faisons
ensemble dans cette chambre où nous voyageons; la blessure que
j'ai reçue, qui a failli me détruire, et qui saigne
encore; -- tout cela n'est-il pas le fruit de votre orgueil
extravagant et de vos préjugés barbares? Mon
bien-être et mon existence même sont comptés pour
rien, lorsque vos passions vous entraînent, -- et vous
prétendez vous intéresser à moi, et vos
reproches viennent de votre amitié?»
Mon ame vit bien qu'elle ne jouait pas le meilleur rôle dans
cette occasion: -- elle commençait d'ailleurs à
s'apercevoir que la chaleur de la dispute en avait supprimé la
cause, et, profitant de la circonstance pour faire une diversion:
« Faites du café», dit-elle à
Joannetti qui entrait dans la chambre. -- Le bruit des tasses
attirant toute l'attention de l' insurgente, dans l'instant
elle oublia tout le reste. C'est ainsi qu'en montrant un hochet aux
enfans, on leur fait oublier les fruits malsains qu'ils demandent en
trépignant.
Je m'assoupis insensiblement pendant que l'eau chauffait. -- Je
jouissais de ce plaisir charmant dont j'ai entretenu mes lecteurs, et
qu'on éprouve lorsqu'on se sent dormir. Le bruit
agréable que faisait Joannetti, en frappant de la
cafetière sur le chenet, retentissait sur mon cerveau, et
faisait vibrer toutes mes fibres sensitives, comme
l'ébranlement d'une corde de harpe fait résonner les
octaves. -- Enfin, je vis comme une ombre devant moi; j'ouvris les
yeux, c'était Joannetti. Ah! quel parfum! quelle
agréable surprise! Du café! de la crême! une
pyramide de pain grillé! -- Bon lecteur, déjeune avec
moi.
Quel riche trésor de jouissances la bonne
nature a livré aux hommes dont le coeur sait jouir! et quelle
variété dans ces jouissances! Qui pourra compter leurs
nuances innombrables dans les divers individus et dans les
différens âges de la vie? le souvenir confus de celles
de mon enfance me fait encore tressaillir. Essaierai-je de peindre
celles qu'éprouve le jeune homme dont le coeur commence
à brûler de tous les feux du sentiment? Dans cet
âge heureux où l'on ignore encore jusqu'au nom de
l'intérêt, de l'ambition, de la haine et de toutes les
passions honteuses qui dégradent et tourmentent
l'humanité; durant cet âge, hélas! trop court, le
soleil brille d'un éclat qu'on ne lui retrouve plus dans le
reste de la vie. L'air est plus pur; les fontaines sont plus limpides
et plus fraîches; -- la nature a des aspects, les bocages ont
des sentiers qu'on ne retrouve plus dans l'âge mûr. Dieu!
quels parfums envoient ces fleurs! que ces fruits sont
délicieux! de quelles couleurs se pare l'aurore! -- Toutes les
femmes sont aimables et fidèles; tous les hommes sont bons,
généreux et sensibles: partout on rencontre la
cordialité, la franchise et le désintéressement;
il n'existe dans la nature que des fleurs, des vertus et des
plaisirs.
Le trouble de l'amour, l'espoir du bonheur n'inondent-ils pas notre
coeur de sensations aussi vives que variées?
Le spectacle de la nature et sa contemplation dans l'ensemble et les
détails ouvrent devant la raison une immense carrière
de jouissances. Bientôt l'imagination, planant sur cet
océan de plaisirs, en augmente le nombre et
l'intensité; les sensations diverses s'unissent et se
combinent pour en former de nouvelles; les rêves de la gloire
se mêlent aux palpitations de l'amour; la bienfaisance marche
à côté de l'amour- propre qui lui tend la main;
la mélancolie vient de temps en temps jeter sur nous son
crêpe solennel, et changer nos larmes en plaisirs. -- Enfin,
les perceptions de l'esprit, les sensations du coeur, les souvenirs
même des sens sont, pour l'homme, des sources
inépuisables de plaisirs et de bonheur. -- Qu'on ne
s'étonne donc point que le bruit que faisait Joannetti,
en frappant de la cafetière sur le chenet, et l'aspect
imprévu d'une tasse de crême aient fait sur moi une
impression si vive et si agréable.
Je mis aussitôt mon habit de voyage,
après l'avoir examiné avec un oeil de complaisance; et
ce fut alors que je résolus de faire un chapitre ad
hoc, pour le faire connaître au lecteur. La forme et
l'utilité de ces habits étant assez
généralement connues, je traiterai plus
particulièrement de leur influence sur l'esprit des voyageurs.
-- Mon habit de voyage pour l'hiver est fait de l'étoffe la
plus chaude et la plus moelleuse qu'il m'ait été
possible de trouver; il m'enveloppe entièrement de la
tête aux pieds; et, lorsque je suis dans mon fauteuil, les
mains dans mes poches et la tête enfoncée dans le collet
de l'habit, je ressemble à la statue de Visnou sans
pieds et sans mains, qu'on voit dans les pagodes des Indes.
On taxera, si l'on veut, de préjugé l'influence que
j'attribue aux habits de voyage sur les voyageurs; ce que je puis
dire de certain à cet égard, c'est qu'il me
paraîtrait aussi ridicule d'avancer d'un seul pas mon voyage
autour de ma chambre, revêtu de mon uniforme et
l'épée au côté, que de sortir et d'aller
dans le monde en robe de chambre. -- Lorsque je me vois ainsi
habillé, suivant toutes les rigueurs de la pragmatique, non
seulement je ne serais pas à même de continuer mon
voyage, mais je crois que je ne serais pas même en état
de lire ce que j'en ai écrit jusqu'à présent, et
moins encore de le comprendre.
Mais cela vous étonne-t-il? Ne voit-on pas tous les jours des
personnes qui se croient malades, parce qu'elles ont la barbe longue,
ou parce que quelqu'un s'avise de leur trouver l'air malade et de le
dire? Les vêtemens ont tant d'influence sur l'esprit des
hommes, qu'il est des valétudinaires qui se trouvent beaucoup
mieux, lorsqu'ils se voient en habit neuf et en perruque
poudrée: on en voit qui trompent ainsi le public et
eux-mêmes par une parure soutenue; -- ils meurent un beau
matin, tout coiffés, et leur mort frappe tout le monde.
On oubliait quelquefois de faire avertir plusieurs jours d'avance le
comte de... qu'il devait monter la garde: -- un caporal allait
l'éveiller de grand matin, le jour même où il
devait la monter, et lui annoncer cette triste nouvelle; mais
l'idée de se lever tout de suite, de mettre ses guêtres
et de sortir ainsi, sans y avoir pensé la veille, le troublait
tellement, qu'il aimait mieux faire dire qu'il était malade,
et ne pas sortir de chez lui. Il mettait donc sa robe de chambre et
renvoyait le perruquier; cela lui donnait un air pâle, malade,
qui alarmait sa femme et toute la famille. Il se trouvait
réellement lui-même un peu défait ce
jour-là.
Il le disait à tout le monde, un peu pour soutenir gageure, un
peu aussi parce qu'il croyait l'être tout de bon. --
Insensiblement l'influence de la robe de chambre opérait: les
bouillons qu'il avait pris, bon gré malgré, lui
causaient des nausées; bientôt les parens et les amis
envoyaient demander des nouvelles: il n'en fallait pas tant pour le
mettre décidément au lit.
Le soir, le docteur Ranson lui trouvait le pouls
concentré, et ordonnait la saignée pour le
lendemain. Si le service avait duré un mois de plus, c'en
était fait du malade.
Qui pourrait douter de l'influence des habits de voyage sur les
voyageurs, lorsqu'on réfléchira que le pauvre comte
de... pensa plus d'une fois faire le voyage de l'autre monde pour
avoir mis mal à propos sa robe de chambre dans celui-ci?
J'étais assis près de mon feu,
après dîner, plié dans mon habit de voyage
et livré volontairement à toute son influence, en
attendant l'heure du départ, lorsque les vapeurs de la
digestion, se portant à mon cerveau, obstruèrent
tellement les passages par lesquels les idées s'y rendent en
venant des sens, que toute communication se trouva
interceptée; et de même que mes sens ne transmettaient
plus aucune idée à mon cerveau, celui-ci, à son
tour, ne pouvait plus envoyer le fluide électrique qui les
anime et avec lequel l'ingénieux docteur Valli
ressuscite des grenouilles mortes.
On concevra facilement, après avoir lu ce préambule,
pourquoi ma tête tomba sur ma poitrine, et comment les muscles
du pouce et de l'index de ma main droite, n'étant plus
irrités par ce fluide, se relachèrent au point qu'un
volume des oeuvres du marquis Caraccioli, que je tenais
serré entre ces deux doigts, m'échappa sans que je m'en
aperçusse, et tomba sur le foyer.
Je venais de recevoir des visites, et ma conversation avec les
personnes qui étaient sorties avait roulé sur la mort
du fameux médecin Cigna, qui venait de mourir, et qui
était universellement regretté: il était savant,
laborieux, bon physicien et fameux botaniste. -- Le mérite de
cet homme habile occupait ma pensée; et cependant, me
disais-je, s'il m'était permis d'évoquer les ames de
tous ceux qu'il peut avoir fait passer dans l'autre monde, qui sait
si sa réputation ne souffrirait pas quelque échec?
Je m'acheminais insensiblement à une dissertation sur la
médecine et sur les progrès qu'elle a faits depuis
Hippocrate. -- Je me demandais si les personnages fameux de
l'antiquité qui sont morts dans leur lit, comme
Périclès, Platon, la
célèbre Aspasie, et Hippocrate
lui-même, étaient morts comme des gens ordinaires, d'une
fièvre putride, inflammatoire et vermineuse; si on les avait
saignés et bourés de remèdes.
Dire pourquoi je songeai à ces quatre personnages plutôt
qu'à d'autres, c'est ce qui ne me serait pas possible. -- Qui
peut rendre raison d'un songe? -- Tout ce que je puis dire, c'est que
ce fut mon ame qui évoqua le docteur de Cos, celui de Turin et
le fameux homme d'état qui fit de si belles choses et de si
grandes fautes.
Mais, pour son élégante amie, j'avoue humblement que ce
fut l' autre qui lui fit signe, -- Cependant, quand j'y pense,
je serais tenté d'éprouver un petit mouvement
d'orgueil; car il est clair que, dans ce songe, la balance en faveur
de la raison était de quatre contre un. -- C'est beaucoup pour
un militaire de mon âge.
Quoi qu'il en soit, pendant que je me livrais ces réflexions,
mes yeux achevèrent de se fermer, et je m'endormis
profondément; mais, en fermant les yeux, l'image des
personnages auxquels j'avais pensé demeura peinte sur cette
toile fine qu'on appelle mémoire, et ces images, se
mêlant dans mon cerveau avec l'idée de
l'évocation des morts, je vis bientôt arriver à
la file Hippocrate, Platon,
Périclès, Aspasie et le docteur
Cigna avec sa perruque.
Je les vis tous s'asseoir sur les sièges encore rangés
autour du feu; Périclès seul resta debout pour
lire les gazettes.
«Si les découvertes dont vous me parlez étaient
vraies, disait Hippocrate au docteur, et si elles avaient
été aussi utiles à la médecine que vous
le prétendez, j'aurais vu diminuer le nombre des hommes qui
descendent chaque jour dans le royaume sombre, et dont la liste
commune, d'après les registres de Minos, que j'ai
vérifiés moi- même, est constamment la même
qu'autrefois.»
Le docteur Cigna se tourna vers moi: «Vous avez sans
doute ouï parler de ces découvertes? me dit-il; vous
connaissez celle d' Harvey sur la circulation du sang; celle
de l'immortel Spallanzani sur la digestion, dont nous
connaissons maintenant tout le mécanisme?» -- Et il fit
un long détail de toutes les découvertes qui ont trait
à la médecine, et de la foule de remèdes qu'on
doit à la chimie; il fit un discours académique en
faveur de la médecine moderne.
«Croirai-je, lui répondis-je alors, que ces grands hommes
ignorent tout ce que vous venez de leur dire, et que leur ame,
dégagée des entraves de la matière, trouve
quelque chose d'obscur dans toute la nature? -- Ah! quelle est votre
erreur! s'écria le proto-médecin du
Pélopponèse ; les mystères de la nature sont
cachés aux morts comme aux vivans; celui qui a
créé et qui dirige tout sait lui seul le grand secret
auquel les hommes s'efforcent en vain d'atteindre: voilà ce
que nous apprenons de certain sur les bords du Styx; et, croyez-moi,
ajouta-t-il en adressant la parole au docteur, dépouillez-vous
de ce reste d'esprit de corps que vous avez apporté du
séjour des mortels; et, puisque les travaux de mille
générations et toutes les découvertes des hommes
n'ont pu allonger d'un seul instant leur existence; puisque
Charon passe chaque jour dans sa barque une égale
quantité d'ombres , ne nous fatiguons plus à
défendre un art qui, chez les morts où nous sommes, ne
serait pas même utile aux médecins.» -- Ainsi parla
le fameux Hippocrate, à mon grand
étonnement.
Le docteur Cigna sourit; et, comme les esprits ne sauraient se
refuser à l'évidence ni taire la vérité,
non seulement il fut de l'avis d' Hippocrate, mais il avoue
même, en rougissant à la manière des
intelligences, qu'il s'en était toujours douté.
Périclès, qui s'était approché de
la fenêtre, fit un grand soupir, dont je devinai la cause. Il
lisait un numéro du Moniteur, qui annonçait la
décadence des arts et des sciences; il voyait des savans
illustres quitter leurs sublimes spéculations pour inventer de
nouveaux crimes; et il frémissait d'entendre une horde de
cannibales se comparer aux héros de la généreuse
Grèce, en faisant périr sur l'échafaud, sans
honte et sans remords, des vieillards vénérables, des
femmes, des enfans, et commettant de sang-froid les crimes les plus
atroces et les plus inutiles.
Platon, qui avait écouté sans rien dire notre
conversation, la voyant tout à coup terminée d'une
manière inattendue, prit la parole à son tour.
«Je conçois, nous dit-il, comment les découvertes
qu'ont faites vos grands hommes dans toutes les branches de la
physique sont inutiles à la médecine, qui ne pourra
jamais changer le cours de la nature qu'aux dépens de la vie
des hommes; mais il n'en sera pas de même sans doute des
recherches qu'on a faites sur la politique. Les découvertes de
Locke sur la nature de l'esprit humain, l'invention de
l'imprimerie, les observations accumulées tirées de
l'histoire, tant de livres profonds qui ont répandu la science
jusque parmi le peuple; -- tant de merveilles enfin auront sans doute
contribué à rendre les hommes meilleurs, et cette
république heureuse et sage que j'avais imaginée, et
que le siècle dans lequel je vivais m'avait fait regarder
comme un songe impraticable, existe sans doute aujourd'hui dans le
monde?» -- A cette demande, l'honnête docteur baissa les
yeux, et ne répondit que par ses larmes; puis, comme il les
essuyait avec son mouchoir, il fit involontairement tourner sa
perruque, de manière qu'une partie de son visage en fut
cachée. -- «Dieux immortels, dit Aspasie en
poussant un cri perçant, quelle étrange figure! est-ce
donc une découverte de vos grands hommes qui vous a fait
imaginer de vous coiffer ainsi avec le crâne d'un
autre?»
Aspasie, que les dissertations des philosophes faisaient
bâiller, s'était emparée d'un journal des modes
qui était sur la cheminée, et qu'elle feuilletait
depuis quelque temps, lorsque la perruque du médecin lui fit
faire cette exclamation; et, comme le siège étroit et
chancelant sur lequel elle était assise était fort
incommode pour elle, elle avait placé sans façon ses
deux jambes nues, ornées de bandelettes, sur la chaise de
paille qui se trouvait entre elle et moi, et s'appuyait du coude sur
une des larges épaules de Platon.
«Ce n'est point un crâne, lui répondit le docteur
en prenant sa perruque et la jetant au feu! c'est une perruque,
mademoiselle, et je ne sais pourquoi je n'ai pas jeté cet
ornement ridicule dans les flammes du Tartare lorsque j'arrivai parmi
vous: mais les ridicules et les préjugés sont si fort
inhérens à notre misérable nature, qu'ils nous
suivent encore quelque temps au delà du tombeau.» -- Je
prenais un plaisir singulier à voir le docteur abjurer ainsi
tout à la fois sa médecine et sa perruque.
«Je vous assure, lui dit Aspasie, que la plupart des
coiffures qui sont représentées dans le cahier que je
feuillette mériteraient le même sort que la vôtre,
tant elles sont extravagantes!» -- La belle Athénienne
s'amusait extrêmement à parcourir ces estampes, et
s'étonnait avec raison de la variété et de la
bizarrerie des ajustemens modernes. Une figure entre autres la
frappa: c'était celle d'une jeune dame,
représentée avec une coiffure des plus
élégantes, et qu' Aspasie trouva seulement un
peu trop haute; mais la pièce de gaze qui couvrait la gorge
était d'une ampleur si extraordinaire, qu'à peine
apercevait-on la moitié du visage... Aspasie, ne
sachant pas que ces formes prodigieuses n'étaient que
l'ouvrage de l'amidon, ne put s'empêcher de témoigner un
étonnement qui aurait redoublé en sens inverse si la
gaze eut été transparente.
«Mais apprenez-nous, dit-elle, pourquoi les femmes d'aujourd'hui
semblent plutôt avoir des habillemens pour se cacher que pour
se vêtir: à peine laissent-elles apercevoir leur visage,
auquel seul on peut reconnaître leur sexe, tant les formes de
leurs corps sont défigurées par les plis bizarres des
étoffes! De toutes les figures qui sont
représentées dans ces feuilles, aucune ne laisse
à découvert la gorge, les bras et les jambes: comment
vos jeunes guerriers n'ont-ils pas tenté de détruire
une semblable coutume? Apparemment, ajouta-t-elle, la vertu des
femmes d'aujourd'hui, qui se montre dans tous leurs habillemens,
surpasse de beaucoup celle de mes contemporaines?»
En finissant ces mots, Aspasie me regardait et semblait me
demander une réponse. -- Je feignis de ne m'en pas apercevoir;
-- et, pour me donner un air de distraction, je poussai sur la
braise, avec les pincettes, les restes de la perruque du docteur, qui
avaient échappé à l'incendie. -- M'apercevant
ensuite qu'une des bandelettes qui serraient le brodequin d'
Aspasie était dénouée: «Permettez,
lui dis-je, charmante personne;» -- et, en parlant ainsi, je me
baissai vivement, portant les mains vers la chaise où je
croyais voir ces deux jambes qui firent jadis extravaguer de grands
philosophes.
Je suis persuadé que, dans ce moment, je touchais au
véritable somnambulisme, car le mouvement dont je parle fut
très-réel; mais Rosine, qui reposait en effet
sur la chaise, prit ce mouvement pour elle; et sautant
légèrement dans mes bras, elle replongea dans les
enfers les ombres fameuses évoquées par mon habit de
voyage.
Charmant pays de l'imagination, toi que l'Être bienfaisant par
excellence a livré aux hommes pour les consoler de la
réalité, il faut que je te quitte.
C'est aujourd'hui que certaines personnes, dont je dépends,
prétendent me rendre ma liberté, comme s'ils me
l'avaient enlevée! comme s'il était en leur pouvoir de
me la ravir un seul instant, et de m'empêcher de parcourir
à mon gré le vaste espace toujours ouvert devant moi!
-- Ils m'ont défendu de parcourir une ville, un point; mais
ils m'ont laissé l'univers entier: l'immensité et
l'éternité sont à mes ordres.
C'est aujourd'hui donc que je suis libre, ou plutôt que je vais
rentrer dans les fers! Le joug des affaires va de nouveau peser sur
moi; je ne ferai plus un pas qui ne soit mesuré par la
bienséance et le devoir. -- Heureux encore si quelque
déesse capricieuse ne me fait pas oublier l'un et l'autre, et
si j'échappe à cette nouvelle et dangereuse
captivité.
Eh! que ne me laissait-on achever mon voyage! Était-ce donc
pour me punir qu'on m'avait relégué dans ma chambre? --
dans cette contrée délicieuse, qui renferme tous les
biens et toutes les richesses du monde? Autant vaudrait exiler une
souris dans un grenier.
Cependant jamais je ne me suis aperçu plus clairement que je
suis double. -- Pendant que je regrette mes jouissance
imaginaires, je me sens consolé par force: une puissance
secrète m'entraîne; elle me dit que j'ai besoin de l'air
et du ciel, et que la solitude ressemble à la mort. -- Me
voilà paré; -- ma porte s'ouvre; -- j'erre sous les
spacieux portiques de la rue du Pô; -- mille fantômes
agréables voltigent devant mes yeux. -- Oui, voilà bien
cet hôtel, -- cette porte, -- cet escalier; -- je tressaille
d'avance.
C'est ainsi qu'on éprouve un avant-goût acide, lorsqu'on
coupe un citron pour le manger.
O ma bête, ma pauvre bête, prends garde à toi!